Pour les plus vieux d’entre nous le Service National (on disait comme ça depuis 1965, avant Service Militaire, et encore avant la Conscription) leur dit sommairement quelque chose. Je ne vais pas cette fois-ci parler de ma propre expérience (même si j’ai quelques histoires tout à fait croustillantes). Le Service National avait du bon et du moins bon. Je pourrais longuement épiloguer sur son facteur émancipateur et sa symbolique "rite de passage" d’une période de la vie à une autre. Il y a ceux qui ont gardé des liens avec leurs camarades d’aventure et d’autres aucun. Mon père a dû faire l’armée en 1975, par là. Il avait repoussé l’échéance jusqu’à ce que ce ne soit plus possible (pour les études). Il était chargé de famille, et à ce titre bénéficiait d’un aménagement tout à fait relatif (entendons-nous bien). Il a effectué son service dans le même régiment que Guillaume Apollinaire (j’ai retenu la leçon et la référence). Durant cette période il a fait connaissance de gars, divers et variés, avec lesquels, pour certains, il a gardé des liens.
Il y en a un, en particulier, avec lequel leur relation ne s’est jamais distendue, jamais. Le gars c’est Daniel. Il est lozérien. Je le connais donc, lui et sa famille, depuis ma tendre enfance. Nous allions les voir régulièrement, de nombreuses anecdotes et photos en attestent. La Lozère à la fin des années 70 et début 80, ce n’est pas la même que celle d’aujourd’hui, à bien des égards, mais je ne vais pas non plus m’étendre sur la question. J’avais en tout cas l’impression de monter à la montagne, le voyage était fastidieux avec une route laborieuse, et il y faisait souvent un temps froid avec de la neige. Ça c’est mon imaginaire d’enfant qui le rapporte, sans que cela soit juste, même si je crois que je ne suis pas loin de la vérité. J’y ai tout de même été l’été, et j’ai souvenir de baignades dans les rivières et à la piscine de La Canourgue ou Marvejols entre autres. La Lozère et moi, une grande histoire en somme.
Quand nous logions chez Daniel, j’avais repéré, un peu plus tardivement une platine dans un coin du salon, une installation Hi-Fi, et une grande quantité de vinyls. Pendant longtemps je ne les ai pas approchés, juste de loin, du regard. Plus petit, j’avais moins d’intérêt évidemment, et surtout le format n’était pas pratique, trop compliqué dans son utilisation. La cassette m’allait bien. Je crois que la première fois que j’ai osé les regarder de plus près c’était vers ma 4ème, vers 1985, 86. Daniel m’autorisa à les tripoter. Nous n’avions à ce moment-là pas le même rapport aux vinyls qu’aujourd’hui. C’était un format grand public, et n’avions pas ce fétichisme pour cet objet comme on peut l’avoir de nos jours. Le vinyl était commun. Il ne bénéficiait pas forcément de l’attention dont il est affublé aujourd’hui. Nous étions loin encore de la spéculation qu’il a suscité depuis, et les gens conservait leur collection de manière très inégale. Certains étaient précautionneux, quand d’autres n’y prêtaient aucune attention. Daniel avait des disques en très bon état, il était soigné, et c’était des versions originales, dans leur jus, françaises essentiellement, avec quelques imports. Il m’avait montré le fonctionnement de la platine et de l’ampli. Je me suis mis, au fil de mes passages chez eux, à décortiquer sa collection. Je sortais tous les disques et je restais de longs moments à observer les pochettes. Enfin je me décidais à les écouter. Je mettais un casque, pour ne pas déranger les adultes, qui discutaient, pas loin de là. On peut dire sans se formaliser que cette collection de Daniel a participé à mon éducation musicale, et ce de manière indéniable. C’est ainsi là, je crois, que j’ai découvert Bowie. Il s’agissait des albums "The Rise And Fall Of Ziggy Stardust And The Spiders From Mars" et "Diamond Dogs". Il n’y avait que ces deux-là. J’avais bien entendu parler du bonhomme sans l’avoir réellement écouté. Je ne connaissais rien de lui, si ce n’est sa tête. J’avais 13 ou 14 ans et ces deux disques m’ont totalement fait vriller le cerveau. Je vivais sous les yeux des adultes, des moments incroyables. Eux, pris dans leurs discussions incessantes ne se souciaient guère de moi, et ne se doutaient pas, que j’étais entrain de partir dans des mondes parallèles. Seul, le repas pouvait interrompre ces moments de subjugation. Mais aussitôt après je me replongeais dans mes écoutes. Ces deux disques de Bowie, je les ai écoutés, sans relâche, à m’en imprégner totalement, musique, paroles, visuel (celui de Diamond Dogs me fascinait littéralement). A chaque nouveau séjour, je ne pouvais m’empêcher de les ressortir, comme ensorcelé. C’était bien un peu le cas. Je ne comprenais pas tout, aux formes des morceaux, leur développement et leurs variations. Mais les mélodies et le chant me transportaient. Vers 86, je crois le jour du fameux quart de finale France-Brésil à Guadalajara, où mon père croyait encore me faire rager d’une défaite de l’équipe nationale, et qu’il n’en fût rien, nous étions chez Daniel. Nous avions regardé le match ensemble. 4 ans après 1982, je tenais ma revanche sur mon père. Outre cet évènement "majeur" dans ma petite histoire, j’avais pris avec moi des cassettes vierges. Je me décidais donc d’enregistrer ces deux albums de Bowie, pour les avoir toujours avec moi, pour les écouter dans mon walkman. Elles me suivront longtemps. En juillet de cette année (le mois de la coupe du monde), quelques jours après ce match, j’achetais mon premier Best, avec Bowie en couverture, période Labyrinth, BO qu’il venait de signer en compagnie de Trevor Jones.
Je me souviens dans la collection de Daniel, il y avait tant d’autres choses, après Bowie, c’est Supertramp que j’ai découvert. Dans ma classe en 4ème, il y avait un gars qui était raide dingue d’eux ; Il m’en parlait souvent. Moi je lui évoquais les Cure, mais il s’en foutait, il ne voyait que par eux. Quand j’ai vu que Daniel avait quelques disques du groupe, j’ai voulu en savoir un peu plus. Je me rappelle surtout de "...Famous Last Words...". A l’écoute cela ne m’a paru pas désagréable du tout, plus conventionnel que Bowie, assez mélodique aussi, et une voix caractéristique. Le slow "Don’t leave me now" occupa mon esprit quelques temps et correspondaient pleinement à la représentation que je me faisais de mes propres histoires de cœur. Un album que je copiais bien entendu. C’est le seul dont je me souvienne correctement. Ma mère m’avait acheté à ma demande un autre Supertramp "Even In The Quietest Moments...", que j’appréciais aussi. Je pouvais du coup échanger avec mon pote. Cet engouement pour Supertramp s’estompera finalement assez vite. Et je n’écouterai plus, jusqu’à ce que je sois disquaire et qu’à la demande de certains clients je mette les disques de Supertramp sur la platine. Le groupe reste un de ceux qui se vend encore très bien en boutique. J’ai ainsi rattrapé mon retard et je les connais quasiment tous (comme ceux de Bowie d’ailleurs), et ça ne m’a pas fait trop changer d’avis (je n’en ai pas dans ma collection, contrairement à Bowie). Mais ce que je sais c’est qu’il faut toujours un Supertramp dans son stock, plusieurs c’est encore mieux. La collection de Daniel était plutôt marquée années 70, sa jeunesse pour le coup. Ce Supertramp "…Famous…" était une exception. Le Punk, le Post-Punk, la New Wave, ce n’était pas son truc. On y trouvait des choses comme Deep Purple, Black Sabbath, les Beatles bien sûr, du Who, du Led Zep, du classique en somme. Tous originaux et en parfait état encore une fois. J’avais donc tout le loisir de me nourrir, ce que je fis sans relâche. Un disque m’attira immédiatement, le "Sticky fingers" des Stones. La cover évidemment, curieuse, provocante et énigmatique était sans doute l’explication d’un tel attrait. La version de Daniel était parfaite, aucun accroc. Les Rolling Stones je ne connaissais pas bien non plus, mis à part le "Tatoo You" album plus tardif que ma mère m’avait acheté pour un Noël. Là aussi, la déflagration fût puissante. Ce disque me paru absolument étincelant et si évident. Je découvrais une œuvre majeure de l’histoire de la musique, tranquillement, dans mon petit coin de Lozère. Et celui-ci, tout comme Bowie, reste une pièce essentielle dans mon parcours personnel et mon cheminement. «Sticky fingers », je l’ai "rincé" comme on dit, écouté de long en large, de fond en comble, des centaines de fois. Et à chaque fois, c’était magique : "Bitch", "Brown Sugar", "Sister Morphine"... J’avais également repéré l’album "Let it bleed", j’en avais fait une copie là aussi. Ce dernier me plaisait également, beaucoup. Je n’avais pas encore appris, qui était le contemporain de l’autre, mais je trouvais qu’ils fonctionnaient bien ensemble. Je les avais mis sur la même cassette. De mémoire se sont les seuls disques dont j’ai gardé la trace. Il devait sans doute y en avoir plein d’autres dont j’aurai dû récupérer le contenu. Mais la vie en a fait autrement. En vieillissant, je ne suivais plus trop mes parents, qui se rendaient toujours régulièrement chez Daniel. Je m’y suis bien déplacé quelque fois encore, sans pour autant jeter un œil et une oreille sur sa collection tant chérie. Aux dernières nouvelles, elle est toujours là, elle n’a pas bougé. J’espère qu’elle y restera le plus longtemps possible. Je ne sais pas si Daniel écoute encore ses disques, mais il me semble qu’il y tient toujours autant. Un pan de son histoire bien sûr. De mon côté, elle aura participé à mon affranchissement culturel et aura contribué à mon intérêt croissant pour la musique. Sans que personne s’en aperçoive, même pas moi. Il y a comme ça des "petites histoires" (j'aime bien cette idée), qui reviennent de temps à autre, et qu’il me paraît intéressant de fixer. Comme l’histoire d’une petite collection (bien une centaine de disques), quelque part en Lozère…
Les vinyles font effectivement partie de nos vies.