Où rien Neuvy...
- kocat
- 3 juil.
- 6 min de lecture

Il y a des lieux qu’on porte en soi, non parce qu’ils ont été lumineux, mais parce qu’ils ont laissé une empreinte silencieuse, indélébile. Des lieux que l’on a d’abord rejetés, puis qu’on a appris à regarder autrement. Des lieux que l’on n’a pas choisis, mais qui vous choisissent malgré tout. Neuvy-sur-Barangeon, pour moi, c’est cela. Une trace. Une brume. Un pli dans la mémoire.
Nous avions quitté le Midi. Notre Sud. Le vrai. Celui de la chaleur, des parfums de garrigue, des cigales écrasées sur le goudron. Là où la lumière est un cri, là où les couleurs chantent même quand tout dort. Je ne comprenais pas pourquoi nous partions. Ce départ, je ne l’ai pas vécu comme un nouveau chapitre mais comme une fin brutale. Un arrachement. J’étais adolescent, et j’avais le cœur lourd, déjà habité par une forme de mélancolie que je ne savais pas encore nommer.
C’est cette mélancolie, justement, qui allait trouver à Neuvy son terrain. Son écho.
Mon père, lucide comme toujours, disait souvent, sans animosité, sans drame :"Ici, rien Neuvy". Il le disait comme on pose une vérité plate, une constatation sans appel. C’était son humour à lui, teinté de fatalisme. Moi, ces mots me sont entrés dans la peau. Je les ai pris au pied de la lettre. Ici, rien. Rien ne se passe. Rien ne commence. Rien ne vous attend. Et c’est vrai qu’à l’arrivée, la région avait des allures de monde figé. Les forêts épaisses, la brume suspendue au-dessus des routes, les maisons renfermées, comme si tout, même les gens, s’était retiré du monde.
Je n’aimais pas cette région. Trop calme. Trop grise. Trop opaque. Mais au fond, ce rejet venait peut-être moins du paysage que de ce qu’il réveillait en moi : un sentiment d’étrangeté au monde, une sensation de ne pas être à la bonne place, au bon moment, dans le bon corps. Ce mal diffus que je portais déjà, cette tristesse sans objet, ce décalage, ce léger vertige face à la vie.
Alors, je me suis replié. Je me suis construit une citadelle : ma chambre. Et mes parents, dans leur amour discret, l’avaient pensée comme un cocon. Une chambre refaite à neuf, chaleureuse, rassurante. Moquette épaisse sur les murs aux teintes douces, meubles choisis avec soin. Ils avaient voulu qu’elle m’accueille, qu’elle m’enveloppe. Et elle l’a fait. Elle est devenue mon monde dans le monde.
J’y passais tout mon temps, ou presque. Allongé sur mon lit, les yeux fixés au plafond ou perdus dans la pénombre. Et toujours, en fond, ma chaîne stéréo, ma fidèle compagne, achetée aux Galeries Lafayette de Bourges. Ce n’était qu’un petit appareil, mais pour moi, c’était une porte vers ailleurs. Une faille dans le réel. Un passage secret.
Je n’écoutais pas de la musique : je m’y fondais. J’y trouvais une matière à vivre.
Il y avait bien sûr les grands noms de ma solitude choisie : The Cure, cette cathédrale de spleen et de poésie noire. Chaque morceau semblait écrit pour cette pièce, pour mes humeurs, pour ma façon d’exister dans la marge. Echo & The Bunnymen, eux, me prenaient dans leurs réverbérations océaniques, entre lyrisme sauvage et fatalisme brumeux. The Stranglers, c’était la colère rentrée, le sarcasme tendu, l’élégance sombre.
Je ne me limitais pas à la Cold Wave et à ses déclinaisons. Ma mélancolie aimait aussi les guitares rêches, les voix tendues, les énergies mal dégrossies. J’écoutais The Saints, ce punk australien aux airs de rock 'n' roll sale, nerveux, comme un besoin d’en finir avec les conventions. Ils m’apprenaient l'urgence. The Stooges, c’était autre chose. Une déflagration. Une manière de poser le chaos comme point de départ. Iggy n’était pas un chanteur, c’était une entaille. Et moi, adolescent au bord du gouffre, j’y trouvais un miroir. Avec The Real Kids, j’aimais cette immédiateté, ce son brut et droit au cœur, ces riffs courts, tendus, presque adolescents eux aussi, mais portés par une sorte de romantisme rock sans fard. Et puis il y avait Television. Eux, c’était comme si la guitare devenait pensée. Leurs morceaux me donnaient l’impression de marcher dans une ville la nuit, seul, lentement, avec un monde intérieur bouillonnant. "Marquee Moon" était une bible. Une élévation.
Et au milieu de tout ça, il y avait les voix plus sombres, plus froides, presque funèbres, que je découvrais au fil des écoutes nocturnes : Norma Loy, qui me fascinait par ses atmosphères étouffantes et ce romantisme trouble, Trisomie 21, dont les mélodies flottaient entre les ombres avec une élégance désespérée, et The Essence, comme des cousins néerlandais de Cure, mais avec une pureté presque enfantine dans la tristesse. Les Smiths aussi ou Gun Club. Et puis il y avait Joy Division. Ils étaient plus qu’un groupe. Ils étaient une faille dans la réalité. Une manière de ressentir le monde sans filtre. Leur musique me glaçait et m’attirait en même temps. La voix grave et lointaine de Ian Curtis semblait venir d’un endroit que je reconnaissais sans l’avoir jamais visité. Joy Division, c’était la mélancolie non comme posture, mais comme état d’être. Organique. Brute. Totale.
New Order aussi (dont j'ai mis du temps à comprendre que c'était la suite). Autre visage, même trouble. Une façon de réintroduire la lumière, mais sans nier l’ombre. Cette musique dansait sur les ruines, avec grâce. Elle me montrait qu’on pouvait survivre au désastre. Qu’on pouvait prendre le chaos, et en faire du rythme. Du mouvement. De la beauté froide. Moins introspectif, mais toujours chargé d’un fond d’ambivalence. Une musique de l’après, peut-être. Celle d’un monde cabossé, mais encore debout. Ils m’ont appris que la tristesse pouvait s’habiller de synthés et battre à fond la caisse. Et j’en avais besoin aussi.
Je ne connaissais pas encore les mots "Cold", "Post-Punk", "Garage", "Pop" mais je comprenais tout. Mon corps comprenait. Ma solitude comprenait. Ma mélancolie comprenait.
Et je n’étais pas seul dans ce sanctuaire. Il y avait Sam, notre chien au regard doux mais toutefois imprévisible, fidèle et souvent étendu près de mon coussin (il aimait les coussins). Et Sido, la chatte insaisissable mais câline comme jamais, arrivée par hasard, mais toujours là, tapie près de moi ou en boule contre mon flanc. Ils étaient mes gardiens muets. Mes compagnons. Ils comprenaient, eux aussi, le calme, l’attente, le retrait. Ils m’apaisaient.
Hier, ma mère m'a fait passé cette photo oubliée. Moi, allongé sur le lit. Sam à mes côtés. Sido sur le bas du lit, avec ses oreilles qui semblent capter la musique aussi. Une lumière douce. Une immobilité parfaite. Rien ne s’y passe, et pourtant tout y est : l’adolescence suspendue, la solitude habitée, la mélancolie comme atmosphère. Je regarde cette photo aujourd’hui comme on regarde une ancienne version de soi. Avec tendresse. Avec reconnaissance.
Parce que dans cette chambre, dans ce silence, tout a commencé. J’ai commencé à écrire. À griffonner. À recopier des paroles. À lister des groupes. À imaginer des chroniques. Puis des fanzines. Puis un label. Le désir de faire vivre la musique autrement est né là, entre un mur beige et une pile de cassettes et de vinyles. Si j’aime autant la musique aujourd’hui, si elle est devenue une trajectoire dans ma vie, c’est parce qu’elle m’a sauvé à Neuvy. Elle m’a tenu debout. Elle m’a donné une voix à l’intérieur, quand l’extérieur ne me parlait plus.
Et ce que je croyais être de l’ennui — ces journées longues, ces forêts muettes, ces hivers brumeux —, je comprends maintenant que c’était de la disponibilité. Un espace vide qui permettait à quelque chose de germer. Ce que je vivais comme une punition était en réalité une chance. La Sologne m’a formé. Elle m’a appris la lenteur, l’écoute, la nuance. Elle a renforcé ma mélancolie, oui, mais elle lui a aussi donné une forme, un cadre, un paysage.
Aujourd’hui, je sais que cette époque est fondatrice. Elle n’était pas joyeuse. Elle n’était pas bruyante. Elle n’était pas flamboyante. Mais elle m’a révélé. Et même si mon père, encore aujourd’hui, lâche parfois ce vieux refrain avec un sourire amusé —"Ici, rien Neuvy" —je ne l’entends plus du tout de la même manière.
Parce qu’en réalité, c’est dans ce rien que tout s’est ouvert. Parce que c’est là, dans cette solitude baignée de sons, dans cette lente mélancolie adolescente, que je suis devenu ce que je suis.
Quelle époque frerot… du coup pour moi le sud était devenu plus gris … quel arrachement, et il y a eu les Printemp de Bourges 😅