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Area "The perfect dream" (C'est la mort, 1988)

  • kocat
  • il y a 4 jours
  • 5 min de lecture

Il arrive parfois qu’un disque, sans crier gare, vienne bouleverser vos repères d’écoute. Non pas par sa force brute ou son ambition tapageuse, mais par son humilité, sa lumière douce, son étrangeté souterraine. C’est ce qui m’est arrivé avec "The Perfect Dream" d’Area, un album que je ne connaissais pas du tout. Aucune trace dans mes souvenirs, aucun écho dans les lectures spécialisées. Il m’attendait, silencieusement, dans un lot de vinyles New Wave acheté par habitude, ce geste de chineur un peu compulsif que je répète comme une prière. Et c’est dans cette friche de disques oubliés que "The Perfect Dream" m’est apparu.


Étrange impression de tomber sur un disque qui aurait pu sortir sur 4AD si Ivo Watts-Russell était un jour tombé dessus. Dès les premières notes, impossible de ne pas penser à la poussière mystique de This Mortal Coil, aux brumes vocales des Cocteau Twins, ou à la solennité liturgique de Dead Can Dance. Area n’a pas eu les moyens de ses aînés, ni leur aura, mais "The Perfect Dream" respire ce même parfum : une forme de sacré discret, de beauté suspendue, d’élégance douloureuse.


Le groupe Area s’est formé à la toute fin des années 70, à Chicago, autour du multi-instrumentiste et compositeur Steve Jones (à ne pas confondre avec le Sex Pistol du même nom). Le line-up gravitait autour de Jones, avec Lynn Canfield (voix) et Henry Frayne (guitare), tous issus de la scène alternative et universitaire de l’Illinois. Le groupe était lié au petit label C’est La Mort Records (Third Mind Records où l'on retrouve entre autre Bill Pritchard pour l'Angleterre et l'Europe), basé à San Francisco, spécialisé dans les musiques éthérées, Dream-Pop et New Wave introspective. "The Perfect Dream", sorti en 1988, est le fruit de cette aventure confidentielle mais rigoureuse. Le disque n’a jamais bénéficié d’une distribution massive, ce qui explique sans doute son invisibilité persistante.


Et pourtant, en l’écoutant pour la première fois, j’ai eu cette étrange impression d’avoir découvert quelque chose de précieux, d’intime, comme un mot oublié dans une lettre ancienne, glissé entre les pages d’un livre qu’on croyait connaître. Le genre de disque qui n’appartient pas vraiment à l’Histoire officielle, mais qui parle directement au cœur de ceux qui savent encore écouter entre les lignes.


L’album s’ouvre sur des textures sombres et feutrées. Il ne cherche jamais à impressionner. Il vous enveloppe. On entre dans "The Perfect Dream" comme on glisse dans un rêve, oui, mais un rêve fait de plis, de tensions sous-jacentes, de clair-obscur. L’ambiance est nocturne, presque cinématographique, quelque part entre le Velvet Underground époque "Pale Blue Eyes" et le spleen anglais des années 80.

Parmi les morceaux qui m’ont saisi dès la première écoute, il y a "25" : un tempo calme, presque hypnotique, qui semble glisser sans heurt, une voix lasse qui répète l’acceptation, le lâcher-prise, dans une ambiance qui évoque les climats d’une Elizabeth Frazer avec les titres les plus calmes des Cocteau Twins. C’est un titre de crépuscule, profondément humain.

"Why should i worry", légèrement plus tendu, plus nerveux, explore une Cold Wave à la tension retenue. Le morceau semble se débattre dans un étau invisible. Les guitares sont claires mais tranchantes, les nappes synthétiques se faufilent comme des brumes industrielles. On pense à un Joy Division sédaté, à un Xymox minimaliste, sans fard.

Mais c’est peut-être sur "With Louise" que l’album touche au sublime. Une ballade désolée, habitée par une voix masculine voilée de douleur et d’attente. On dirait un écho lointain de "Song to the Siren" de Tim Buckley, dans la version de This Mortal Coil. Même sens de la lenteur absolue, même intimité, même battement intérieur. Rien de démonstratif, tout est ressenti. Le morceau donne l’impression de traverser un paysage figé dans le givre.

Il faudrait aussi parler de "Tunnel", l’un des sommets cachés du disque. Une progression lente, presque hypnagogique, où chaque note semble suspendue dans une cathédrale de silence. C’est un morceau qui donne le vertige par sa retenue. On y perçoit des harmonies de l’ordre du frisson, des mélodies submergées, comme si le chant tentait de remonter à la surface d’un souvenir englouti. Il y a là une tension sourde, presque cinématographique, quelque chose qui évoque les plages instrumentales de Harold Budd, mais teinté d’une noirceur qui lui est propre.

Et puis "Thread", court et désarmant, arrive comme un point d’équilibre, un fil ténu qui relie l’auditeur à l’essence du disque. Tout est dit dans le titre : ce morceau est une couture, une jonction, un lien fragile entre les émotions. Il se déploie sans ostentation, presque humblement, comme si la musique s’excusait d’exister. On y entend le silence derrière les notes, et cela suffit à bouleverser.

A noter une reprise de Leonard Cohen, "Sisters of Mercy", ajoutée en 1998 sur la réédition CD de l’album. Ce n’est pas une simple reprise : c’est une véritable relecture gothique et contemplative, où la chanson perd son folk originel pour gagner en épaisseur spectrale. La voix d’Area, grave, presque monacale, insuffle à ce texte de miséricorde une dimension rituelle. On est dans l’ombre d’un autel. Un hommage qui sonne comme un remerciement discret à Cohen, comme une filiation spirituelle.


Ce qui est fascinant avec "The Perfect Dream", c’est son isolement total dans l’histoire de la musique. Ce disque semble avoir été enregistré dans une chambre à l’abri du monde, pour personne, sans plan de carrière, sans stratégie, sans calcul. Et pourtant, il résonne aujourd’hui avec une puissance insoupçonnée. Il entre en résonance avec ces œuvres silencieuses mais essentielles qui nous accompagnent dans les recoins de nos vies intérieures.

Pourquoi cet album est-il resté si méconnu ? Pourquoi n’a-t-il pas bénéficié de la reconnaissance qu’il mérite ? Peut-être parce qu’il ne voulait pas plaire. Parce qu’il ne s’est jamais aligné sur la mode. Parce qu’il appartient à ces objets musicaux non identifiés, inclassables, flottant entre les genres et les époques. Et c’est précisément cela qui le rend si précieux. Il échappe aux catégories, comme Dome échappait à la Pop, comme Cindytalk échappait à la Cold Wave. Il est de cette lignée rare et noble des inaperçus.


"The Perfect Dream" est un album de l’entre-deux : entre ombre et lumière, entre mélodie et silence, entre présence et effacement. Il m’a rappelé pourquoi je continue, inlassablement, à chercher. Parce que la beauté se cache souvent là où on ne l’attend pas. Parce qu’un vinyle anonyme, sans réputation, peut parfois vous dire plus sur vous-même qu’un classique imposé.

Et le plus étonnant, c’est que le groupe existe encore, d’une certaine manière. Steve Jones continue de publier sous le nom Area des œuvres instrumentales, ambient, parfois très éloignées du climat de 1988, mais portant encore la même élégance mélancolique. Comme une voix ténue qui refuse de se taire. Comme un rêve persistant.


Et peut-être que le rêve parfait, c’est celui qu’on ne cherchait pas.


 
 
 

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