The Prisoners : A Taste of Vierzon...
- kocat
- il y a 2 jours
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Il y a des groupes qui vous arrivent comme un contresens, un intrus dans la logique des choses, soudainement déposés du ciel dans un bac de disques d’occasion. The Prisoners est de ceux-là. Pas forcément le groupe que l’histoire a retenu, pas celui qui remplit les anthologies rock vendues chez la Fnac ou les pages glacées des encyclopédies musicales des années 90… Mais un groupe qu’on rencontre comme une révélation intime, un tranchant de guitare dandy, un orgue Hammond tout droit calqué sur la jeunesse mod londonienne, une voix graineuse qui ricoche dans les caves enfumées du Kent.
Un groupe fantôme, masqué par ses pairs, enfermé dans l’évidence d’être à la fois trop tôt et trop tard. Pourtant, tout y est : l’énergie brute du Garage Rock sixties, la fulgurance mélodique, cette capacité à faire se lever la nuit autour de trois accords. The Prisoners ont traversé la scène britannique comme un météore, de 1980 à 1986, laissant quelques albums dont au moins trois éclats majeurs.
Mais leur histoire, pour moi, commence ailleurs. Bien avant que je sache situer Chatham sur une carte, bien avant que je sache ce qu’était un groupe "mod revival", ou encore avant de comprendre que "Skydog" n’était pas un label anglais.
J’avais quinze ans, et j'arpentais encore la seconde au lycée de Vierzon. Une ville au destin basculé, déjà fatiguée, déjà délaissée. Mais à quinze ans, on n’a pas encore compris le poids des choses, seulement celui des désirs qui commencent à nous habiter, et parmi eux, l’urgence de la musique. Je me souviens du trottoir. De l’argent de poche que ma grand-mère m’avait glissé dans la poche (une des dernières fois). Et surtout, de la décision, prise après des semaines d’hésitation : entrer pour la première fois dans un magasin de disques. La boutique s’appelait Musica. On y vendait des guitares, des claviers, mais surtout, des vinyles et des cassettes (le Cd n’était pas encore arrivé). De ceux qu’on feuilletait avec respect, comme si poser les doigts sur les pochettes pouvait déjà en révéler les sons secrets.
Musica n’était pas grand, mais pour moi, c’était une cathédrale.
Je ne savais pas encore que cet après-midi là me façonnerait. J’avais repéré la boutique depuis longtemps, mais il m’avait fallu plusieurs semaines pour oser entrer. Je ne voulais pas affronter trop tôt le regard du disquaire, celui qui semble toujours vous demander si vous êtes digne, si vous savez. Alors je reculais. Jusqu’au jour où j’ai franchi la porte.
Les bacs étaient au milieu. Des rectangles de bois noir qui abritaient les trésors. Je me suis mis à fouiller. Lentement. Précisément. Comme si j’avais peur d’en manquer un. Je faisais défiler les pochettes, sans rien reconnaître ou presque, tremblant à chaque fois que j’en voyais une qui semblait m’appeler. Le disquaire s’est approché, l’œil en coin, puis s’est retiré. J'étais dans mon monde. Un monde de pochettes cartonnées, de noms familiers ou inconnus, de promesses mystérieuses.
J’avais prévu d’en prendre deux, maximum (mes deux premiers disques vinyles donc). Le premier fut une certitude presque confortable : le premier album de Fine Young Cannibals. J’avais entendu "Johnny Come Home" à la télé. Un ami en parlait. La chronique dans Best était dithyrambique. Rien n’était risqué, tout était prémâché par le monde extérieur.
Et puis, il y a eu ça. Une pochette aux teintes roses, très simple, presque pas de graphismes. Juste quatre visages en recto, une police serrée, un titre : A Taste of Pink. Et puis The Prisoners. Je ne savais rien d’eux. Absolument rien. Mais le nom m’a accroché les tympans. Même avant d'avoir entendu une seule note. C’étaient mes quinze ans. L’âge où l’intuition est tout. Alors j’ai pris le disque. Sans l’avoir écouté. Sans avoir demandé quoi que ce soit au disquaire. Juste le frisson de l’achat irrationnel. Je suis reparti avec mes deux vinyles dans le sac plastique de Musica. Dans l’autocar qui me ramenait vers la campagne, entre roncier et bitume, je regardais la pochette de A Taste of Pink sans rien comprendre, sauf peut-être une chose : le début d’une histoire.
On ne comprend jamais tout, tout de suite. À quinze ans, on achète souvent des disques avant d’acheter des mythologies. Ce n’est que plus tard, bien plus tard, que j’ai su qui était The Prisoners : un groupe formé à Chatham, dans le Kent, en 1980. Un Kent gris industriel, rien à voir avec le swing romantique de la capitale. Chatham est le berceau secret de plusieurs turbulences musicales post-mods — un no-man’s land devenu fabrique de groupes atypiques.
Le groupe, c’est Graham Day (guitare, voix), James Taylor (orgue), Allan Crockford (basse) et Johnny Symons (batterie). Une équipe jeune, habillée comme des mods des années 60, mais qui joue comme si le Punk n’avait jamais tout à fait eu lieu — ou plutôt comme s’il avait nettoyé le terrain pour permettre un Garage Rock plus sec, plus frontal, sans fioriture. Leur héritage, ce sont les Small Faces, The Pretty Things, 13th Floor Elevators, The Sonics. Mais avec la rigueur d’une génération élevée au speed.
Leur nom même — The Prisoners — semble emprunté à la claustration, à la marge. Comme s’ils se savaient réservés à un sous-sol, à un public de connaisseurs, et n’avaient aucune intention de se fondre dans le mainstream.
A Taste of Pink (1982)
Le premier album, celui que j’ai cueilli par hasard à Musica, est un chef-d’œuvre de spontanéité (sur Skydog donc, le pressage français). On y retrouve dix-neuf ans condensés en trente minutes. Un orgue Hammond qui refuse d’être un accompagnateur, des guitares qui fusent, une voix pleine de fougue et de frustration. Ce n’est pas l’album le plus précis du groupe, mais c’est le plus urgent. Comme une explosion garage sixties téléportée en 1982.
C’est là que Graham Day impose sa voix nasillarde, que James Taylor, futur leader du James Taylor Quartet, invente un son hammondien qu’il peaufinera plus tard lors des années 90 et du développement de l’Acid-Jazz.
A Taste of Pink frappe au ventre. Ce n’est pas un disque pour les radios (bien que, il y a tant de tubes). C’est un disque pour retourner la chambre, tout faire voler, danser maladroitement en se cognant contre les meubles. Et dans l’underground anglais, ce disque commence à circuler, discrètement.
Thewisermiserdemelza (1983)
Second album, second saut dans le vide. Avec Thewisermiserdemelza, les Prisoners gagnent en assurance, peaufinent leur son. Plus mélodique, plus structuré. La fureur ne s’efface pas, mais elle se canalise, se déploie autrement. On sent que les types ont mûri. Le garage brut laisse place à un travail plus précis sur les harmonies, les éclats mod sixties transpirent davantage.
Le disque est un pas de plus vers la reconnaissance. Certes, ils ne deviendront jamais un nom mainstream, mais parmi les initiés, les Prisoners sont désormais respectés — au point que des groupes comme The Charlatans ou les Stone Roses les citeront plus tard comme influence.
The Last Fourfathers (1985)
Voici sans doute le sommet. The Last Fourfathers est l’album de la maturité, celui où les Prisoners trouvent pleinement leur voix, où les ambiances se diversifient, où les chorus s’affinent. Moins urgent, mais plus riche. Ils auraient pu percer avec cet album, peut-être. Mais 1985 n’avait plus de place pour ce genre de fureur mélodique. Les temps étaient aux synthétiseurs, au grand soir pop, et non à ces quatuors qui ressuscitaient les clubs mod. C’est l’éternelle malédiction des Prisoners : être de trop, ou plutôt, d’ailleurs. Jamais à leur place, mais toujours dans la bonne histoire.
Après The Last Fourfathers, il y eu "In from the cold" (1986), mais que je ne connais pas. Puis le groupe se sépare. Chaque membre poursuit des chemins — Graham Day et James Taylor notamment — et l’histoire de The Prisoners devient celle d’un culte. Les albums se rééditent, les fans « underground » les exhument, les critiques parlent de revival mod, de garage anglais tardif. Mais pour beaucoup, le son reste inscrit dans les années 80. Et puis, le silence s’étend. Mais ce silence n’est pas l’oubli. Au contraire, c’est un vide fertile.
Et voici que surgit "Morning Star", paru en mai 2024. Après près de quarante ans, The Prisoners reviennent avec "le premier album entièrement nouveau depuis 1986".
Ce retour est un événement pour les fidèles, une surprise inattendue — et un nouveau chapitre.
L’album compte quatorze titres pour environ 44 minutes, ce qui marque une volonté : celle de ne pas adapter leur son à la nostalgie, mais de continuer leur route.
On y retrouve la basse d’Allan Crockford, la voix de Graham Day, l’orgue de James Taylor : la formation originelle est de retour. Musicalement, Morning Star donne l’impression que les Prisoners ont conservé leur flamme — mais avec des reliquats de vie, d’années, de conscience. L’orgue est toujours droit, rigide mais chaleureux. La guitare ne jette plus ses flammes comme en 1982, mais brûle en arrière-plan comme une lampe qui reste allumée après l’orage. Et la voix — cette voix — est marquée par les années, mais pleine de cette énergie indomptable qu’on croyait perdue.
Pour moi, ce retour incarne une forme de résilience. Affirmer qu’on peut revenir après avoir été "oublié", ou du moins mis de côté, et qu’on peut revenir sans trahir ce qu’on a été. Émotionnellement, j’ai ressenti un frisson — non pas parce que j’ai espéré un clone de A Taste of Pink, mais parce que j’ai senti que le groupe avait encore quelque chose à dire, et que je pouvais me sentir encore concerné. La boucle était bouclée.
Aujourd’hui, je relis ces années comme on relit un carnet de route, avec au milieu, cette certitude que The Prisoners m’ont appris plus que bien des livres. Ils m’ont confirmé une intuition : on peut changer de vie avec un disque. On peut poser sur la platine une spirale de vinyle noire et y entendre soudain ce qu’on ne se croyait pas capable de ressentir. The Prisoners, pour moi, c’était ça : une chambre d’ado, une chaîne à double cassette, un orgue Hammond qui tourne rue George Sand à Vierzon, sans comprendre qu’il vient en fait du Kent.
Un disque, averse sur les épaules, remonté dans le bus de 18 h 00.
Un disque qu’on découvre seul, avant de le partager avec les autres.
Un disque qui dit quelque chose de nous, longtemps après qu’on ait retourné la pochette dans tous les sens. Et puis, un disque neuf — Morning Star — qui dit : nous sommes encore là. Et je suis encore là. C’est peut-être ça, la musique : l’art de n’être jamais tout à fait seul.
P.S : A noter également la sortie récente de la compile "Hurricane" sur le label suédois Busy Bee Production.





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