Les merveilleux seconds "couteaux" (3) : Blancmange
- kocat
- 22 oct.
- 7 min de lecture

Je ne sais pas très bien pourquoi j’ai attendu si longtemps pour écouter Blancmange. Le nom, je le connaissais, bien sûr. Il flottait quelque part dans le brouillard des années 80, entre Soft Cell, Yazoo et les premiers Depeche Mode. C’était un nom de groupe qu’on croisait souvent en lisant les pages jaunies de la presse musicale, un peu énigmatique, vaguement exotique, et qui évoquait plus un dessert anglais qu’une aventure sonore. Mais la curiosité n’était jamais allée plus loin. Et puis un jour, bien des années après, quand je tenais ma boutique de disques, ils sont revenus à moi par hasard.
C’était un de ces après-midis lents (où la pluie tombait en biais sur la vitrine), où le temps semblait suspendu entre deux clients, pour ne pas dire que je m'emmerdais profondément. Vous savez ces temps où quand on est commerçant, où l'on attend le chaland, qui ne vient pas. J’avais rangé un carton de disques reçus d’un collectionneur — un lot de New Wave (comme par hasard), des choses que je connaissais par cœur, et d’autres, plus obscures, que je n’avais jamais vraiment pris la peine d’écouter. Et là, entre un vinyle de Fad Gadget et un maxi de The Associates, "Happy Families". La pochette — un dessin étrange, naïf, presque enfantin, avec ses couleurs vives et ses animaux — m’a interpellé. Quelle genre de musique pouvait bien faire ce groupe, qui plus est avec un tel design. Je l’ai posé sur la platine, curieux. Et dès les premières mesures de "I Can’t Explain", j’ai su qu’il se passait quelque chose. Cette impression de familiarité et d’étrangeté mêlées, ce mélange de chaleur et de froideur, de mélodie et de mécanique. Comme si on marchait sur une ligne de crête entre l’émotion et la distance.
Je me suis surpris à me dire : mais comment ai-je pu passer à côté d’eux autant d’années ?
Blancmange, c’est d’abord un duo : Neil Arthur et Stephen Luscombe, deux jeunes anglais qui ont trouvé, à la charnière des années 70 et 80, un langage à eux, quelque part entre la pop, l’électronique et un certain exotisme sonore. On sent chez eux la curiosité de l’époque — celle où tout semblait à réinventer, où les machines n’étaient pas encore froides, mais pleines de promesses. Leur musique n’a jamais eu la sécheresse clinique de Kraftwerk (leur source et ce qui les a réunis), ni la mélancolie glaciale d’Ultravox ; elle portait autre chose, une chaleur étrange, une fantaisie douce-amère, quelque chose d’humain malgré les circuits.
Leur premier album, Happy Families (1982), reste une merveille. On y trouve tout ce qui fera leur marque : des synthés qui respirent, des percussions exotiques, une voix fragile mais volontaire, et ce mélange d’ironie et de tendresse qui traverse leurs chansons. "Living on the Ceiling", bien sûr, ce tube où les tablas et les rythmes orientaux se mêlent à une mélodie irrésistible, semble encore aujourd’hui suspendu entre les continents — un peu de Bombay dans le Londres des eighties. Mais au-delà du succès, c’est l’album dans son ensemble qui fascine : il y a dans "Feel Me" ou "Wasted" un art de la nuance, un sens de la mise en scène sonore qui n’appartient qu’à eux. Le disque regorge d'inventivité : "God's kitchen" avec son côté Talking Heads, mais aussi "Cruel", ou l'instru en forme de ritournelle "Say day" (qui d'ailleurs était le titre de leur tout début, sorti sur la compilation Some Bizarre Album en 1980 avec Depeche Mode et Soft Cell) ou le lyrisme de "Wave".
Je me souviens d’avoir passé ce disque plusieurs fois dans la boutique, comme une obsession douce. À chaque écoute, je découvrais un détail nouveau : un souffle, une basse inattendue, une inflexion de voix presque chuchotée. Les clients passaient, fouillaient les bacs, et moi, dans mon coin, je vivais une sorte de révélation intime (ça me l'a fait souvent au final ce truc-là).
Puis vint "Mange Tout" (1984). Un disque plus ample, plus affirmé. On y sent le groupe au sommet de sa confiance, avec des morceaux comme "Blind Vision" ou "Don’t Tell Me", qui prennent tout l’espace. Mais là encore, rien de clinquant. Blancmange ne s’adresse jamais au grand public de manière frontale ; ils y viennent par la tangente, avec une sorte de pudeur mélodique. Même leur reprise d’ABBA ("The Day Before You Came") a quelque chose de mélancolique et d’élégant, comme un adieu aux illusions de la Pop.
C’est sans doute pour cela qu’ils sont restés en marge, à la fois populaires et discrets. Trop raffinés pour les charts, trop singuliers pour les puristes. Dans "Mange Tout", il y a cette tension entre le désir d’atteindre un large public et la fidélité à une forme d’étrangeté — tension qu’on retrouve chez beaucoup d’artistes de cette génération, coincés entre la fin du Post-Punk et la promesse lumineuse des synthés.
Le troisième album, "Believe You Me" (1985), marque moins une fin qu’un basculement. Beaucoup y ont vu les signes d’un essoufflement, une baisse d’inspiration après les fulgurances synthétiques de "Happy Families" et les audaces pop de "Mange Tout". Je le perçois plutôt comme une œuvre de retrait, de maturation, presque de clairvoyance. Blancmange ne cherche plus à séduire par l’éclat ou la singularité immédiate ; il se tourne vers une écriture plus fine, plus nuancée, parfois introspective. Là où les albums précédents vibraient de tension et de mouvement, celui-ci semble animé par une forme de calme lucide, une respiration nouvelle.
Dès "Lose Your Love", morceau d’ouverture à la rythmique chaloupée, on sent cette évolution : le duo joue encore avec les codes de la pop électronique, mais sans la frénésie ni la distance ironique d’autrefois. La chanson s’abandonne à une chaleur presque soul, portée par des claviers lumineux et une ligne de basse souple. L’émotion n’est plus dissimulée derrière les machines, elle circule librement, presque organique.
"Don’t You Love It All" illustre parfaitement cette mue : on y trouve une mélancolie tranquille, un chant plus posé, des arrangements délicats où le synthétiseur semble respirer. Neil Arthur y chante comme s’il avait trouvé une paix précaire, une façon d’être au monde plus apaisée.
Puis vient "What’s Your Problem?", plus nerveux, qui rappelle les débuts du groupe mais avec un son plus ample, plus maîtrisé ; la tension entre ironie et sincérité, si caractéristique de Blancmange, y atteint une forme d’équilibre rare.
Mais c’est sans doute "Why Don’t They Leave Things Alone?"ou "22339" (avec Paul Webb de Talk Talk à la basse) qui révèlent le mieux l’ambition sonore de l’album. Ces titres installent des climats étranges, presque cinématiques, où la Synth-Pop flirte avec l’ambient et l’expérimentation. Les textures électroniques y sont travaillées comme des matières picturales : elles évoquent moins la danse que la contemplation, moins le club que la solitude. A noter également l'efficace et redoutable "Believe".
Il y a, dans "Believe You Me", une sorte de sagesse mélodique, une beauté plus feutrée qui demande le temps de l’écoute. Blancmange s’y fait plus intime, plus introspectif, sans renoncer à l’inventivité qui l’a toujours porté. Le duo semble dire adieu non pas à la création, mais à l’agitation du monde, comme s’il voulait laisser derrière lui un dernier geste, réfléchi et lumineux.
Peu après, Stephen Luscombe part explorer les rythmes et les couleurs de la musique indienne avec la West India Company ; Neil Arthur, lui, s’aventure dans quelques projets solos. Mais "Believe You Me" demeure, non comme le signe d’un déclin, plutôt comme celui d’une plénitude discrète — le disque d’un groupe qui, au lieu de se répéter, a choisi d’évoluer vers l’intime et le subtil.
En 2011, "Blanc Burn" rouvre le livre. Neil Arthur reprend le nom, avec la bénédiction de Stephen Luscombe, ce dernier est en effet déjà malade et abandonne le navire. Et là, surprise : la musique n’a rien de nostalgique. C’est un retour sobre, sincère, presque pudique. On n’y entend pas une tentative de recoller au passé, mais une manière de continuer, d’explorer autrement, avec les rides et la sagesse du temps. Les albums qui suivent — "Semi Detached", "Commuter 23", "Wanderlust", "Unfurnished Rooms" — témoignent d’une fidélité sans naïveté : celle d’un homme qui a vieilli (Neil), mais qui n’a pas renoncé à la curiosité, à la beauté fragile des sons.
Je les ai écoutés tard, ces disques récents. Il y a dans cette musique tardive une mélancolie qui m’a touché. Peut-être parce qu’elle parle du temps, de ce qu’on perd et de ce qu’on garde. Elle a la même texture que certains souvenirs : un peu usée, un peu floue, mais intensément vivante. Arthur continue à être très actif, sortant des albums au kilomètre et qui valent véritablement le détour (avec un exploration synthétique et électronique assumée et massive): "Private View" (réédité chez London records 40 ans après "Happy Families"), "Waiting room", à découvrir sur le bandcamp du projet.
Quand j’ai appris la mort de Stephen Luscombe, en septembre 2025, le 13, j’ai ressenti un pincement singulier. Il faisait partie de ces musiciens silencieux, effacés derrière la musique, mais dont la sensibilité irrigue tout. Ce qu’il apportait à Blancmange allait bien au-delà des claviers ou des arrangements : c’était une tonalité, une respiration, une ouverture vers l’ailleurs.
Sans lui, le groupe n’aurait sans doute pas eu cette étrangeté douce, ce parfum de monde filtré à travers les circuits électroniques. Il donnait de la chair à la machine, du paysage aux rythmes. Son jeu, discret mais essentiel, semblait toujours chercher l’horizon, comme s’il voulait relier la pop anglaise à quelque chose de plus vaste — l’Inde, l’Afrique, ou simplement la mémoire du voyage.
Aujourd’hui, quand je repense à cette redécouverte (celle de Blancmange), à ces après-midis de boutique où je les écoutais seul (ou avec des clients), je crois comprendre ce qui m’a tant bouleversé. Ce n’était pas seulement la beauté des morceaux, ni la nostalgie d’une époque. C’était l’idée que certaines musiques attendent leur heure. Qu’elles dorment en nous jusqu’à ce qu’on soit prêt à les recevoir.
Blancmange, pour moi, c’est cela : une musique patiente, qui ne force rien, qui vous trouve quand vous êtes enfin disposé à l’entendre. Une musique du temps, du silence, de la mémoire. Et chaque fois que je relance "Happy Families" ou les deux suivants, c’est comme ouvrir une fenêtre sur un passé que je n’ai pas vécu, mais que je reconnais intimement. Un passé qui, enfin, me parle.





Merci ! Je partage une grande partie de ces impressions... blancmangiennes, que vous décrivez avec beaucoup de sensibilité.