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Les années 90 ou la ferveur d’un monde en mouvement...

  • kocat
  • 24 oct.
  • 6 min de lecture
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Il y a des décennies qui s’imposent à vous sans crier gare. Elles deviennent la matrice d’une existence, le miroir dans lequel vous continuez, des années plus tard, à contempler ce que vous étiez, ce que vous avez aimé, ce que vous avez cru comprendre du monde. Pour moi, ces années-là, ce furent les années 90. Je ne dis pas qu’elles furent les plus belles objectivement — toute époque a ses fulgurances et ses ruines — mais elles furent celles de ma jeunesse, donc forcément, les plus intenses. C’est à travers elles que j’ai appris à écouter, à ressentir, à penser. Et si aujourd’hui encore je parle d’elles avec un léger tremblement dans la voix, c’est parce que je crois que la musique, à ce moment précis de l’histoire, avait atteint un équilibre rare : celui d’être à la fois populaire et aventureuse, incarnée et conceptuelle, indépendante et ouverte sur le monde. L’indie, le rap, l’électronica, le trip hop — tout bouillonnait, tout cherchait, tout dialoguait. C’était comme si chaque frontière venait de s’effacer, remplacée par une effervescence continue.

Mais avant cela, il y eut le décor.


Je vivais alors en Sologne, non loin de Vierzon, à 30 bornes de Bourges, dans ces terres où la nature semble toujours vouloir recouvrir ce que l’homme abandonne. Des étendues de pins, de bruyères et d’étangs, une lumière humide qui se posait sur les routes droites et vides. C’était une région à la beauté discrète, presque mélancolique — une beauté bucolique, certes, mais qui sentait déjà la "fin d’un monde". Vierzon, autrefois industrielle, semblait s’être endormie (voir plus). Les vitrines vides, les entreprises fermées, les rues à moitié désertes donnaient à la ville une allure de lieu en perdition. Il y avait là quelque chose de profondément désuet : une douceur triste, une lenteur où le temps s’étire. C’est dans ce décor de déclin silencieux que j’ai commencé à travailler, à entrer dans l’âge adulte, et à me construire une identité à travers la musique.


J’étais encore rivé à mes vieux amours : The Saints, Gun Club, The Cure, Joy Division, Echo & The Bunnymen, Radio Birdman, The Stooges, Les Real Kids, New Order, The Essence, And Also The Trees... Des groupes d’un autre temps, mais qui portaient une intensité brute, un romantisme noir qui me parlait. J’étais comme figé dans une adolescence prolongée, coincé entre la nostalgie d’une époque que je n’avais pas vécue et l’incapacité à saisir ce qui se jouait sous mes yeux. Et puis il y eut Manu.


Manu, c’était un sésame. Un ami, un guide, un frère d’armes. Sa chambre — je la revois encore — était une sorte de sanctuaire sonore : des piles de CD jusque sur les rebords de la fenêtre, des câbles qui serpentaient entre les meubles, des pochettes éparpillées comme des cartes d’un trésor infini. C’était une pièce petite, un peu sombre, saturée de sons : le plastique des boîtiers, le papier des livrets, la poussière mêlée de chaleur d’appareil hi-fi. C’était l’antre de l’Indie, notre refuge.

On passait des heures là, parfois sans parler, simplement à écouter. Manu enchaînait les disques avec une précision quasi rituelle : Archers of Loaf, Polvo, Superchunk, Chokebore, Tortoise, Slint, The Jesus Lizard... Il savait tout. D’où venait chaque groupe, quel label les avait signés, quel autre groupe jouait dans la même ville. Il connaissait la géographie secrète de cette musique, ses constellations : Chapel Hill, Louisville, Chicago, Seattle — des noms qui, pour moi, avaient alors une résonance presque mythologique. Il me parlait de tout cela avec un enthousiasme contagieux : les labelsAlias, Touch & Go, Amphetamine Reptile, Matador, Drag City, Warp et plein d'autres plus ou moins obscurs  —, les split singles, les compilations, les fanzines qui circulaient de main en main. Il y avait dans sa parole une ferveur, une précision qui me fascinait. C’était un érudit sans pédanterie, un passionné qui te faisait sentir que la musique pouvait être une manière d’habiter le monde.

Et puis il y avait ses cassettes. C’est peut-être ça que je chéris le plus, aujourd’hui. Il m’en faisait régulièrement : des compilations maison, soigneusement agencées, où chaque face semblait raconter une histoire. Sur l’une, je découvrais Polvo et leur manière bancale et géniale d’étirer la dissonance ; sur une autre, un morceau de Slint surgissait au détour d’une plage plus calme, comme un orage qui déchire la monotonie, Silver Jews et sa musique brinquebalante et mélancolique. Il inscrivait le nom des morceaux au feutre bleu ou noir. Chaque cassette était une initiation, un passage secret. Je ne les ai plus. Je n’ai même plus de lecteur. Mais j’ai gardé tous les disques (en Cd principalement car dans les années 90 finalement c’était le format royal) — vestiges solides de ces années d’apprentissage. Les tenir encore entre mes mains, c’est comme serrer un souvenir vivant.


À cette époque, tout tournait autour de ça : la découverte. Les après-midis, les soirées passées à lire Magic, Octopus, ou dans les fanzines ronéotypés qu’on se passait entre amis ou que l'on trouvait sur les concerts. Les listes de labels, les notes au crayon dans la marge, les envois postaux vers les États-Unis pour commander un 7" introuvable, les premiers achats chez Hope, Ajax records ou Sugar & Spice. C’était artisanal, lent, passionné. Et il n’y avait pas que le rock indé. Les années 90 étaient une ruche : le Rap explosait avec une créativité dévorante — Nas, Naughty By Nature, Digable Planets, The Goats, Boogie Monsters, Public Enemy, De La Soul, le Wu-Tang Clan — ; l’Electronica tissait des architectures mentales avec Aphex Twin, Autechre, Boards of Canada sur Warp ; le Trip hop enveloppait tout de sa brume, Portishead, Massive Attack, Tricky... L'Abstract Hip-Hop, la Drum'n'Bass, le Big Beat... On avait le sentiment que tout était possible, que chaque mois apportait une révolution. Et dans tout cela, il y avait cette cohérence invisible : une exigence, une indépendance, une esthétique partagée.


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Avec Manu, nous étions dans une forme d’exaltation permanente. Il me racontait ses virées, les concerts qu’il voyait, les gens qu’il rencontrait, les anecdotes de coulisses — qui jouait avec qui, qui venait de se séparer, qui montait un nouveau projet. Ces récits avaient pour moi valeur de roman. J’écoutais, fasciné, comme un novice à qui l’on transmet un secret. Très vite, cette passion a débordé du cadre de l’écoute. Nous avons voulu, logiquement, faire partie du mouvement. D’abord un mail order, pour distribuer les disques qu’on aimait. Puis un fanzine, bricolé avec nos moyens : interviews, chroniques, collages. Et plus tard, pour moi, la création d’un label. Tout venait de là, de ces heures accumulées dans la chambre de Manu, de ces écoutes partagées, de ces enthousiasmes qui nous faisaient croire que la musique était plus qu’un art — une éthique, une manière d’exister.

Aujourd’hui, quand je repense à Vierzon, à cette ville en demi-sommeil, à demi-morte, je mesure mieux le paradoxe : c’est dans un lieu en déclin que j’ai découvert un monde en ébullition. Dans le calme d’une province figée, j’ai entendu le bruissement d’un futur. Peut-être que c’est cela, grandir : sentir qu’un autre monde existe, mais qu’il faut le chercher, le construire, parfois à la seule force d’une écoute.

Les années 90 ne furent pas parfaites. Mais elles furent libres, curieuses, multiples. Et si je n’ai plus les cassettes, si le temps a dissipé les rituels, il me reste les disques — presque tous. Leur simple présence me rassure : ils contiennent, d’une certaine manière, la mémoire de tout cela. Parfois, j’en saisis un au hasard, je lis les noms au dos, et c’est comme si j’entendais encore la voix de Manu :— "Écoute celui-là, tu verras, il va te retourner." Et souvent, il avait raison.


Le temps a passé. Le monde a changé. Les disques sont devenus des fichiers, les conversations se sont déplacées sur des écrans, la ferveur s’est diluée dans l’immédiateté. Et pourtant, parfois, quand j’écoute à nouveau un morceau de Tortoise, un souffle de Chokebore, un beat d’Autechre, j’ai l’impression que rien n’a vraiment disparu. Ces sons demeurent, vivaces, incrustés dans la mémoire comme des odeurs d’enfance.

Les années 90 ont laissé en moi une manière d’écouter — une attention au détail, au grain, à la sincérité. Elles m’ont appris que la musique n’est pas qu’une émotion : c’est une forme de pensée, un rapport au monde. J’en ai gardé un goût pour la lenteur, pour l’exploration, pour les chemins de traverse. Je n’écoute plus de la même façon, mais j’écoute encore. Et c’est là, sans doute, le plus bel héritage de cette décennie : cette fidélité silencieuse à ce que la curiosité peut produire de plus pur.

Je n’idéalise plus cette époque — je sais qu’elle appartient à une géographie intime, que la jeunesse colore tout de son intensité. Mais je crois toujours à sa leçon : qu’il faut se laisser toucher, déranger, surprendre. Qu’il faut défendre les marges, les fragilités, les formes libres.

Les cassettes ont disparu, oui. Le lecteur aussi. Mais les disques, eux, sont toujours là, solides, patients, fidèles. Et chaque fois que j’en ressors un, que je remets un CD dans le tiroir du lecteur, c’est comme si une porte s’ouvrait sur le passé, non pour y retourner, mais pour mesurer ce qu’il reste vivant. Dans le silence qui suit la dernière note, j’entends encore un peu de Vierzon, un peu de la Sologne, un peu de Manu. Et ce battement, discret, obstiné — celui d’un monde qui ne meurt jamais tout à fait.


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