Vivre la musique en Aveyron : chronique d’un désert obstiné...
- kocat
- 15 oct.
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Quand je suis arrivé en Aveyron en 1996 (en réalité bien avant, plutôt à l'adolescence car mes parents avaient une maison de vacances au dessus de St Geniez), j’ai eu très vite le sentiment d’entrer dans une zone blanche de la vie culturelle, en particulier sur le terrain qui me tenait le plus à cœur : la musique indépendante. Un territoire splendide, rugueux, sincère, mais d’une pauvreté désarmante dès qu’il s’agissait de concerts, de scènes, de lieux de vie musicale. C’était comme si la musique, en dehors de quelques fêtes de village, n’avait pas droit de cité.
Pendant longtemps, l’Aveyron a vécu au rythme des bals et des fêtes de village (et c’est encore un peu le cas). C’était sa culture dominante, sa manière d’envisager la musique : une fonction sociale, festive, liée à la convivialité et à la danse plus qu’à l’écoute. Les orchestres sillonnaient le département tout l’été, jouant pour les comités des fêtes sur des podiums montés à la hâte, entre barbecue et buvette. La musique y tenait lieu de décor, de liant social. Rien de honteux à cela : c’était vivant, populaire, sincère. Mais pour ceux qui espéraient y trouver un espace d’expression, d’émotion ou d’expérimentation, le champ était clos. Dans ce monde-là, la musique n’était pas un langage, mais un bruit de fond collectif.
Quelques rares moments, pourtant, ont fissuré ce silence organisé. Je le tiens de témoignages de personnes qui l’ont vécu. Je n’étais pas encore là. Dans les années 80, des concerts improbables ont marqué les esprits : Motörhead et Téléphone à Rodez, The Opposition à Saint-Affrique. Des événements presque mythiques aujourd’hui, surgis comme des météores. Ils prouvaient qu’une autre vibration était possible, même ici, au cœur du Massif central. Mais ces éclats restaient isolés, sans transmission, sans continuité.
Pour ma part le premier lieu dont j’ai entendu parler c’était le Plangeirou (j'y étais allé avec des copains de Marcillac où j'étais en vacances), à Sainte-Radegonde (à quelques kms de Rodez, créé en 1986). On disait simplement "on va au Plan". Ce n’était pas un lieu conceptuel ou un laboratoire artistique : c’était surtout un club (une boite plutôt comme on dit ici), un endroit où l’on se retrouvait pour écouter de la musique, danser, boire des coups et partager un moment. De temps à autre, quelques concerts de groupes alternatifs français venaient ponctuer les soirées (je crois y avoir vu les Whashington Dead Cats), mais il n’y avait pas de ligne artistique claire ni de prétention culturelle. C’était brut, spontané, vivant dans son imprévisibilité.
Plus tard, le club a changé de nom et d'esprit (très boite justement), devenant la Bodéga (fin des années 90). C’est là que j’ai organisé mes premiers concerts, avec la sensation excitante de bricoler un espace de musique qui n’existait pas encore : Sylvain Chauveau, Pigzwilltoast, Moan, Peardey, Hung… Des moments simples, souvent devant un petit public, mais qui avaient cette intensité propre aux premières découvertes. Le Plangeirou et la Bodéga n’étaient pas des scènes institutionnelles : c’étaient des lieux de passage, de rencontres, des repères pour ceux qui voulaient que la musique vive autrement, à côté, un peu à l’écart.
En même temps (et vraisemblablement à la fin de la Bodéga) à la fin des années 90 (je crois), les lieux restaient rares. La Guinguette Lautrec, à Rodez, tenait point de refuge pour ceux qui voulaient écouter de la musique autrement, mais l’endroit, privé, vivait surtout de sa vente de bière. La programmation, hasardeuse, sans ligne artistique claire, alternait prog en fonction des opportunités, reprises, et quelques concerts improvisés. L’accueil des groupes y était souvent désastreux, mais il faut reconnaître à la Guinguette le mérite d’avoir été un des seuls lieux où la musique, quelle qu’elle soit, pouvait encore trouver un espace. C’était déjà ça.
Pour le reste, rien ou presque. Et c’est de ce vide qu’est née, pour moi, la nécessité de créer. Monter un label, organiser des concerts, inventer des espaces d’écoute. Arbouse Recordings est né ainsi, moins d’une idée que d’un instinct vital : celui de ne pas se taire, disparaître.
La décennie 2000 a vu naître quelques mouvements nouveaux, portés par une génération qui voulait rompre avec l’immobilisme. À Sébazac, en 1999, une poignée de jeunes bénévoles lança Skabazac, festival inventé avec trois bouts de ficelle et beaucoup d’envie. Les premières éditions avaient une énergie incroyable : une ambiance populaire mais inventive, des programmations peu surprenantes, mais une vraie joie de faire. Puis la machine s’est emballée. Le festival a grandi trop vite, a voulu rivaliser avec les grands rendez-vous nationaux (les dernières éditions étaient folles en prog). Il a perdu son âme, englouti dans la logistique, les cachets, les ambitions. Jusqu’à s’éteindre, comme souvent, sous le poids de sa propre réussite (quelques annulations, du mauvais temps, trop de déficit...).
Il y a eu aussi le Blue Note à Rodez, tentative brève mais mémorable de créer un espace alternatif en ville. L’endroit voulait offrir quelque chose de différent, ouvrir une petite fenêtre sur ce que pouvait être la musique indépendante et expérimentale, mais il s’est vite heurté aux réalités locales : peu de public, contraintes financières, désintérêt relatif des décideurs culturels. Pourtant, pour ceux qui s’y sont aventurés, le Blue Note a offert des moments inoubliables. C’est là que j’ai vu Piano Magic, un concert suspendu, intime, où chaque note semblait flotter dans l’air de la salle, fragile et éphémère comme le lieu lui-même. Comme tant d’autres initiatives dans le département, le Blue Note n’a pas survécu longtemps, mais il a laissé derrière lui ce sentiment précieux : que, même ici, au milieu du silence organisé, la musique pouvait toucher, surprendre, émouvoir.

Benoit Pioulard au Studio (2010 ?)
Quelques années plus tard, à Onet le château, j’ai voulu proposer autre chose avec Le Studio — c’était aux alentours de 2009. Un lieu bricolé dans un ancien garage automobile, en retrait du centre, à la fois improbable et évident. L’endroit ne sentait plus l’huile, la poussière mais les rêves sont tenaces. On avait dégagé un plateau, dressé une scène sommaire, posé quelques lumières, branché des amplis. Rien n’était professionnel au sens institutionnel du terme, mais tout respirait la sincérité et le désir de faire exister une autre manière d’écouter.
Le Studio était pensé comme un espace d’ouverture, d’expérimentation et de liberté, loin des programmations tièdes et prévisibles. On y a vu passer des formations Post-Rock, Noise, expérimentales, Folk, Electro, des musiciens venus de labels confidentiels, porteurs d’univers singuliers et exigeants. C’étaient des concerts souvent intenses, parfois devant quinze personnes à peine (voir moins), parfois devant une salle comble qui vibrait d’une attention rare (on pense aux fameux concerts de Kid Congo, Troy Von balthazar, VALD au début de sa carrière, et quelques autres).
Je me souviens de certaines soirées comme de véritables épiphanies sonores : ce set incandescent d’un groupe venu de Liverpool (Mugstar), saturé de drones et de guitares suspendues ; cette nuit où un groupe ricain (Enablers) a étiré le silence jusqu’à le faire trembler ; ces échanges à la sortie, entre inconnus qui avaient tous le sentiment d’avoir vécu quelque chose d’unique. C’était une scène de passage, un point sur la carte pour des artistes en marge, en tournée à travers l’Europe, heureux de trouver ici un refuge pour jouer.
Autour du Studio, un écosystème fragile mais réel s’était formé : un petit disquaire associatif au-dessus, des groupes locaux qui répétaient dans le même local, trop peu de bénévoles et passionnés prêts à porter des enceintes, à coller des affiches dans le froid, à tenir la caisse pour 3 euros symboliques ou 5, malheureusement, mais quelques-uns tout de même (un vibrant hommage à mon ami Manu qui grâce à son talent faisait vrombir cet espace). Il y avait quelque chose de profondément humain dans cette manière de faire : pas d’illusion de grandeur, pas de budget marketing, juste un goût obstiné pour la musique vivante.
Mais cette liberté avait un prix. Peu de soutien durable, aucune institution solide pour l’épauler et en proie malheureusement au changement de bord politique sur le territoire en question. Ici, la marge n’a pas d’espace pour durer : elle s’effrite, s’épuise, se dissout. Le Studio n’aura tenu que quelques saisons — autant de parenthèses lumineuses dans un paysage culturel où tout pousse à rentrer dans le rang. Il n’a laissé derrière lui ni plaque commémorative ni nostalgie officielle (un tag décrépi, des panneaux de signalisation toujours en place). Juste quelques souvenirs, quelques photos, quelques cœurs marqués à jamais par l’évidence de ce que la musique peut être quand on la laisse respirer.

Akamatsu au Studio
Près de trente ans plus tard, on ne peut plus dire que rien ne se passe. Les festivals se sont multipliés, les “saisons culturelles” sont devenues des vitrines institutionnelles, les affiches s’alignent. Mais sous cette agitation, le fond reste atone. L’abondance masque le vide.
Les salles ferment ou survivent sans souffle. À Rodez, Le Club reste la seule scène encore active, mais son pouls est lent, presque résigné. La programmation s’aligne sur la norme la plus plate : groupes recyclant l’illusion du passé, pop sans éclat, chanson calibrée pour le grand public, hip-hop sans colère ni fond, vidé de sa substance contestataire. C’est le reflet d’une époque qui confond accessibilité et fadeur, culture et animation. Le Club s’adresse à un public sage, "bourgeoisie culturelle rurale" venue consommer un peu de musique entre deux verres, dans un confort feutré. Rien ne dérange, rien ne bouscule. On applaudit poliment, on rentre tôt. C’est une inertie festive, un rituel d’habitude où la scène locale ne cherche plus à découvrir, seulement à occuper l’espace.
Car l’Aveyron, contrairement à d’autres territoires, n’a jamais eu de véritable scène musicale. Peu d’histoires, pas de label fédérateur, pas de dynamique de groupe. Juste des individualités isolées, des passions dispersées, quelques groupes qui ont cru, un temps, que quelque chose pouvait éclore ici — avant de partir voir ailleurs, là où les réseaux existent, où les musiciens se croisent, se nourrissent, s’affrontent, se répondent. Ici, rien ne se transmet vraiment. Chaque génération recommence à zéro, sans archives, sans lieux de répétition dignes de ce nom, sans médias spécialisés, sans fil conducteur. Les groupes se forment, donnent trois concerts, enregistrent parfois un EP bricolé, puis se dissolvent dans le silence. L’énergie reste souterraine, faute d’écosystème pour la canaliser.
C’est peut-être ça, au fond, le drame discret de la musique en Aveyron : une succession de tentatives sincères mais orphelines, des coups d’éclat vite effacés. On ne parle pas ici d’une scène, mais d’une poussière de trajectoires solitaires. Là où d’autres régions — même rurales — ont su inventer leurs microcosmes, ici tout a toujours semblé un peu hors-sol, fragile, condamné à l’éparpillement. La musique y survit comme une respiration intermittente : on l’entend, parfois, un soir d’été sur une scène de fortune, entre deux bals ou un concert associatif. Puis elle disparaît, engloutie par le silence des vallées, comme si chaque tentative devait s’effacer avant d’avoir vraiment commencé.
Et pourtant, il y eut un endroit, en Aveyron, où quelque chose ressemblait à une scène : Decazeville. Ville minière, fière et cabossée, à l’identité ouvrière encore vive, elle a longtemps porté en elle une âme rock, viscérale, instinctive, presque rageuse. Ce n’était pas une scène au sens organisé du terme, mais plutôt une attitude, une manière d’être au monde, nourrie par l’histoire sociale et le sentiment d’abandon. Là-bas, la musique sonnait comme un exutoire, un moyen de dire “non” quand tout semblait se déliter.
Dans les années 80 et 90, on sentait cette effervescence souterraine : des garages transformés en locaux de répétition, des groupes qui bricolaient leurs amplis, des concerts improvisés dans des cafés ou des salles municipales au bord de la fermeture. C’était brut, sincère, sans artifice. Quelques groupes, sans jamais percer vraiment, ont incarné cette vitalité locale — une identité rock marquée par le goût du direct, du son cru, du refus du lisse. À Decazeville, il y avait quelque chose de l’esprit punk, cette fierté têtue de faire malgré tout, de jouer fort, sans permission.
Mais cette flamme, elle aussi, s’est peu à peu éteinte. Faute de lieux, de moyens, de relais. Les bars ont fermé, les jeunes sont partis, les instruments se sont tus. Ce qui faisait la singularité de Decazeville — son énergie, sa colère, son authenticité — n’a pas trouvé à se transmettre. Restent les souvenirs de quelques concerts mémorables, d’une époque où la sueur et le bruit tenaient lieu de manifeste.
Aujourd’hui il y a F'estivada, vitrine commerciale de la préfecture. Le nom sonne déjà comme une marque. Tout y est pensé pour cocher les cases de la modernité culturelle : identité graphique léchée, communication huilée, line-up consensuel. Le festival a des airs de plateau télé, calibré pour la rediffusion. Son modèle est celui de Culturebox, la “boîte de prod” de France Télévisions : un format esthétique uniforme, fait de sons consensuels, d’éclairages interchangeables, d’artistes interchangeables aussi. Tout y est propre, fluide, sans aspérité. Le live y devient un produit audiovisuel prêt à consommer, un divertissement recyclable, dépouillé de toute spontanéité. F'estivada incarne cette dérive : le spectacle y remplace la rencontre, l’image y supplante la musique. On y vient moins pour découvrir que pour se montrer, moins pour écouter que pour apparaître sur les stories du lendemain. C’est la victoire du visuel sur le son. Le Nature Games à Millau, de son côté, tente de se donner une allure “tendance”, entre musique et outdoor, mais finit en foire animée pour influenceurs. L’animation a remplacé la culture. La musique n’est plus vécue, elle est consommée.
Et puis il y a l’Amphithéâtre de Rodez, ce grand vaisseau de béton inauguré comme un signe de modernité, censé symboliser l’ambition culturelle de la préfecture. Un bâtiment immense, multifonction, pensé pour tout accueillir — et c’est bien là le problème : il accueille tout, mais ne propose rien. On y voit passer des chanteurs de variété en tournée, des humoristes calibrés pour la télévision, des troupes de danse grand public, parfois même des compétitions sportives ou des salons professionnels. Tout y est possible, sauf peut-être la musique vivante dans ce qu’elle a de risqué, de fragile, d’incertain.
C’est un palais des congrès plus qu’une salle de concert, une coquille vide où l’on confond activité et vitalité. L’acoustique y est froide, l’ambiance impersonnelle, le public interchangeable. La programmation, gérée avec la prudence d’un comité d’entreprise, aligne les noms qui rassurent : artistes de tournée médiatique, spectacles de fin d’année, grandes messes consensuelles. Rien qui dérange, rien qui surprenne. L’Amphithéâtre incarne à sa manière le malentendu culturel d’un territoire qui confond rayonnement et remplissage : tant que les sièges sont occupés, on s’imagine qu’il se passe quelque chose. Mais la culture, ici, n’est plus un espace d’émotion ni de découverte — c’est un agenda d’événements, une vitrine administrative, un alibi.
On parle souvent de désenclavement en Aveyron — routes, réseaux, numérique — mais le désenclavement culturel, lui, reste un angle mort. Ici, la politique culturelle n’a plus grand-chose à voir avec la création : elle relève de la communication territoriale. Les collectivités financent des événements “visibles”, capables d’attirer la presse régionale et quelques milliers de spectateurs. On parle d’“attractivité”, de “retombées économiques”, de “dynamique locale”. La musique devient une stratégie.
Cette obsession du chiffre a transformé la culture en vitrine. Les subventions soutiennent ce qui rassure : les formats, les publics captifs, les artistes médiatisés. On ne finance plus l’audace, on gère la fréquentation. Le risque, jadis moteur de toute création, est devenu indésirable. Et les structures qui tentent autre chose se retrouvent isolées, marginalisées, privées de moyens.
Quelques passionnés, heureusement, continuent de tenir bon et j'ai bien entendu oublier d'évoquer un bon nombre d'initiatives passées sur les différents territoires qui composent l'Aveyron (Festival Ouverture des Clôtures à Marcillac, des concerts sur St Affrique, vu La Caution par exemple, des trucs sur Decaze...). Il existe encore des associations, des artistes, des lieux minuscules qui résistent, bricolent, inventent dans l’ombre. Ce sont eux, les vrais porteurs de sens. Pas ceux qui empilent les subventions, mais ceux qui gardent la flamme.
Car ce qui manque ici, ce n’est pas l’offre, mais le sens. On a remplacé le vide par le bruit, la rareté par la saturation. Et pourtant, je continue de croire à la possibilité d’autre chose : une musique vécue comme une expérience, un geste, une secousse. Même pour dix personnes, même pour personne.
Peut-être que c’est à cela, au fond, que je continue de travailler : faire pousser, dans ce désert obstiné, quelques instants d’authenticité, des espaces où la musique redevient vivante, fragile, libre. Parce qu’un territoire sans art n’est qu’un décor. Et que la culture, même ici, mérite mieux que d’être un produit rediffusé sur Culturebox.

Silent Whale Becomes A°Dream au Studio




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