Chris Spedding, l’homme de l’ombre...
- kocat
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Je ne me souviens plus très bien comment j’ai découvert Chris Spedding. Le nom s’est imposé, un jour, sans que je sache par quelle brèche il s’est glissé dans ma mémoire. Peut-être un article dans Best, sans doute d’ailleurs — cette revue qui me servait alors de passeport vers des territoires musicaux où l’on allait sans carte ni boussole. Best, c’était cette époque où une phrase, un adjectif, pouvaient faire naître une fascination durable. Peut-être qu’un journaliste y avait glissé son nom, entre deux lignes sur Jack Bruce ou John Cale, comme une référence discrète pour initiés. Chris Spedding. Le genre de nom qu’on ne retient pas tout de suite, mais qui s’incruste, doucement, avec le temps.
Je me revois à la Galerie du Disque à Bourges (en haut de la rue Moyenne), un lieu un peu à part. Ce n’était pas un magasin où l’on entrait facilement. Rien de chaleureux ni de bavard : une sorte de sanctuaire du vinyle, presque religieux dans son silence. Personne ne parlait. On y croisait des hommes plus âgés, concentrés, le regard plongé dans les bacs, l’air de savoir exactement ce qu’ils cherchaient. J’avais toujours l’impression d’être un intrus, un amateur au milieu de collectionneurs. Et pourtant, ce jour-là , j’ai tiré Café Days d’un bac un peu par hasard. La pochette n’avait rien d’extraordinaire (une silhouette dans la pénombre, le pressage canadien), mais le nom m’a interpellé. Chris Spedding. Sobre, presque banal, mais chargé d’une certaine promesse. J’ai acheté le disque (en CD, le format commençait sérieusement à remplacer le vinyle) sans trop réfléchir — un de ces achats instinctifs qu’on justifie après coup. Et je me souviens avoir eu, en le posant sur la platine, cette impression d’être tombé sur quelque chose de rare, de tenu, de juste.
"Café Days" était un disque sans esbroufe. Pas de coups d’éclat, pas d’effets. Juste une élégance tranquille, une guitare qui semblait parler bas mais juste. Ce n’était pas un album qui vous happait, c’était un album qui s’installait. Il y avait là -dedans quelque chose de presque feutré, comme si Spedding, après avoir traversé des décennies de bruit et de tumulte, en revenait à l’essentiel : la ligne claire, la note qui tombe exactement où il faut, ni avant ni après. C’était le son d’un homme qui ne cherche plus à prouver.
Chris Spedding (de son vrai nom Peter Robinson), c’est précisément ça : le refus de la posture, le goût de la nuance. Né en 1944 à Staveley, il a grandi à Sheffield & Birmingham chez ses parents adoptifs Muriel & Jack Spedding (dont il prendra le nom), dans un monde encore marqué par le jazz et le swing, avant de plonger dans le rock naissant. Dès les années 60, il s’impose comme un guitariste de studio recherché, le genre qu’on appelle quand il faut sauver une session, habiller un morceau, lui donner du relief sans jamais tirer la couverture à soi. On le retrouve dans The Battered Ornaments, formation arty où se mêlaient rock, jazz et poésie sous l’aile du poète Pete Brown, aux côtés de Sixto Rodriguez (en 1971). Puis il accompagne Jack Bruce, l’ex-Cream, sur des albums d’une richesse harmonique impressionnante. Spedding y fait déjà preuve de cette précision toute britannique : une guitare claire, sobre, sans bavure. Chez lui, la virtuosité se cache toujours derrière le bon goût (et une oreille absolue parait-il).
Mais Spedding n’est pas qu’un accompagnateur modèle. Dans les années 70, il sort ses propres disques — "Chris Spedding" (1975), "Hurt" (1977 et le fameux "Wild in the street"), "Guitar Graffiti" (1978), "I’m Not Like Everybody Else" (1980) — et signe en 1975 un tube improbable, "Motor Bikin’", où il incarne à lui seul tout un pan du rock anglais : le cool désinvolte, la décontraction ironique, ce charme un peu désuet d’un rock’n’roll sans vulgarité. L’époque ne sait pas quoi faire de lui. Trop élégant pour être punk, trop détaché pour être star.
Et pourtant, Spedding est partout. Il joue pour Bryan Ferry, Roxy Music, John Cale, Paul McCartney, Elton John, Tom Waits, Nilsson, The Pretenders, avec les Vibrators et même les Sex Pistols, dont il produit les toutes premières démos. Partout il laisse son empreinte, fine, discrète, presque invisible — mais indispensable. On ne le remarque pas toujours, et pourtant, quand il n’est pas là , quelque chose manque.
Sa carrière ressemble à une diagonale à travers l’histoire de la musique britannique. Il est de tous les genres sans appartenir à aucun. Du jazz-rock à la pop, du glam au punk, il s’adapte, s’efface, s’invente à nouveau. Et quand il revient, au début des années 90, avec "Café Days", on a l’impression d’entendre un musicien revenu de tout, mais resté curieux de tout. Ce disque, c’est une promenade douce dans un paysage familier : pas de grandiloquence, pas de nostalgie non plus. Juste un homme, sa guitare, et le plaisir d’être encore là .

Ce qui frappe chez Spedding, c’est le rapport presque ascétique qu’il entretient avec la guitare. Là où d’autres saturent l’espace, il choisit la retenue. Sa musique n’est pas bavarde, elle suggère. Chaque note a du poids, chaque silence est habité. Il joue comme on respire, sans effort visible. Il appartient à cette génération d’instrumentistes anglais pour qui la technique n’était jamais un but, mais un moyen : un outil au service du style, de la couleur, de l’atmosphère. Là où un Jeff Beck exaltait la flamboyance, Spedding cultivait la discrétion. Là où Clapton cherchait la légende, lui cherchait la justesse. C’est une école de la nuance, une philosophie presque morale de la musique.
Sa guitare, souvent une Gibson Les Paul Custom ou une Gretsch, n’a jamais été un cri : c’est une voix. Et cette voix, on la reconnaît. Un grain sec, précis, mais chaud. Une articulation parfaite entre le blues et la pop, le jazz et la rue. Il y a du flegme et du feu, du contrôle et du lâcher-prise. On sent chez lui l’empreinte du jazz — cette façon de respirer entre les notes, d’écouter les autres avant de se lancer. Et puis, surtout, il y a ce ton très anglais, cette ironie sans cynisme. Spedding ne s’impose jamais : il s’invite. Il joue comme un acteur de second rôle, mais qui donne soudain au film toute sa crédibilité.
C’est sans doute pour cela qu’il a traversé les décennies sans jamais se faner. Parce qu’il ne s’est jamais voulu moderne, il ne l’est jamais devenu — donc jamais dépassé. On pourrait le comparer à un peintre de l’école anglaise, un Whistler du rock : attentif aux nuances de gris, à la lumière d’un ciel, aux reflets d’une corde. Sa musique n’a rien de spectaculaire, mais elle dure. Et c’est cette durée, cette fidélité au son juste, qui fait de Chris Spedding une figure essentielle, quoique toujours marginale, de l’histoire du rock britannique.

Aujourd’hui encore, quand je réécoute "Café Days", je repense à ce moment un peu gêné dans la boutique de Bourges. Ce sentiment d’être trop jeune, pas assez sûr de moi, entouré d’hommes silencieux qui semblaient tout savoir. Et puis cette découverte, presque fortuite, d’un disque à l’image de celui qui l’avait fait : discret, digne, sans tapage.
Avec le recul, je crois que Spedding a toujours incarné cette idée rare qu’il existe un art du retrait, une beauté du peu. Qu’on peut être grand en restant à sa place. Il a été de ces musiciens qui font le lien entre les époques, les genres, les mondes — sans jamais hausser la voix.
Il y a des artistes qui brûlent, et d’autres qui durent. Chris Spedding, lui, a choisi la durée. Son œuvre n’est pas un feu d’artifice, mais une flamme stable, constante, qui éclaire doucement tout ce qu’elle touche. Et peut-être qu’au fond, c’est cette lumière-là qu’on recherche encore, dans les disques qu’on achète sans savoir pourquoi.