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La quête des disques oubliés...

  • kocat
  • 17 juil.
  • 7 min de lecture
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Il y a, dans l’acte de fouiller des bacs, quelque chose qui tient du sacré. Pas un geste nostalgique, ni même un simple hobby. Plutôt une manière d’être au monde, de tendre l’oreille à ce qu’on ne vous a jamais soufflé. Un art d’écouter ce que personne n’a pensé à vous recommander.

Je ne sais pas exactement d’où vient cette attirance pour les disques inconnus. Je pourrais dire que c’est le fruit d’une éducation musicale en marge, d’un goût précoce pour les noms étranges et les labels disparus, mais ce serait mentir un peu. Car c’est plus instinctif que cela. Presque animal. Il y a dans la traque du disque obscur quelque chose du chasseur primitif : ce frisson à l’idée de tomber sur une proie que personne n’attendait, qui ne figurait dans aucun guide, aucun radar, aucune “sélection” algorithmique.

C’est toujours un détail qui appelle. Une typographie un peu bancale, une photographie mal cadrée ou au contraire une cover qui éveille ma curiosité, le nom d’un studio en Suède, un sticker oublié sur le coin d’une pochette. Parfois, juste un titre, ou le nom d’un label confidentiel. Ce n’est pas rationnel. Ce n’est jamais un calcul. Je ne sors pas mon téléphone. Je ne consulte ni Discogs, ni YouTube. Je fais confiance à cette chose incertaine et intime qu’on appelle l’intuition. Le battement faible d’un possible chef-d’œuvre ignoré, enfoui sous des décennies de silence. Et s’il y avait là, justement là, quelque chose de magnifique ?

C’est dans cette hypothèse que je vis. Dans ce hasard.


Il m’est arrivé de prendre un disque uniquement pour son titre ou le nom d’un morceau . Une chanson intitulée "Genevieve", ou bien "Swimming In The Streets". Des titres comme des promesses. D’autres fois, c’est le label (pas souvent quand même) : je connais la maison, j’ai appris à la reconnaître comme on reconnaît une signature. Alors je fais confiance. J’embarque l’objet, je le ramène chez moi, je le lave comme un archéologue nettoierait un os préhistorique, puis je l’écoute. Et parfois, la magie opère. Je découvre une œuvre bouleversante, fragile, oubliée de tous. Une voix qui me parle comme si elle m’avait attendu depuis toujours.

Ce moment-là, quand je sors le disque chez moi, que je le nettoie avec soin, que je place l’aiguille, ce moment-là est l’un des plus précieux que je connaisse. Il est toujours teinté d’un mélange d’excitation fébrile et de doute enfantin. Comme lorsqu’on déchiffre une carte au trésor dont on n’est pas sûr de l’authenticité.


Je pense à Neale Jackson, et à son album unique, "Ashes in the Sand". Un disque que rien ne signale vraiment. Une pochette minimale avec cette photo noir et blanc, une typographie simple, aucune indication flamboyante. Mais dès les premières secondes, on sent quelque chose. Inclassable, c’est le mot. Rien ne tient vraiment, bancal, plutôt New Wave tout de même et c’est précisément ce qui rend ce disque si singulier. Il échappe. Il pourrait venir de 1978 comme de 1982. Il est de 86.  Il a quelque chose de suspendu, de spectral. Et, comme souvent, ce mystère m’a donné envie d’en savoir plus.

C’est là que commence une autre forme de quête : celle des origines. Ces disques obscurs, oubliés, exercent sur moi une fascination qui dépasse le simple plaisir d’écoute. Ils me donnent envie de creuser, de fouiller, de remonter la piste comme un archéologue le ferait d’un éclat de poterie ou d’un os poli par le temps. Parfois, je ne trouve rien. D’autres fois, je tombe sur des infos passionnantes.

Pour Neale Jackson, ce fut cette vidéo incroyable, exhumée d’une vieille émission musicale anglaise. Il y interprète un titre en direct (enfin avec Strange Days, son groupe avant de partir solo), on le voit au micro entouré de ses acolytes. Puis il rejoint le présentateur en plateau pour un court échange. Et là, détail saisissant : autour du plateau, en spectateurs amusés, les membres de Duran Duran, en pleine ascension. Ils écoutent Neale, puis donnent leur avis sur sa musique — avec une bienveillance teintée de curiosité. Et lui, un peu surpris, donne à son tour son sentiment sur leur musique. John Taylor, espiègle, lui glisse en souriant : “Fais gaffe à ce que tu racontes.” Ce croisement improbable entre deux univers — l’éphémère artisan solitaire et les “Fab Five” en route pour la gloire — donne à la scène une dimension presque surréaliste. Deux mondes qui ne devaient jamais se rencontrer, figés ensemble dans un moment de télévision oublié. Et moi, des années plus tard, tombant dessus comme on retrouve un cliché de famille qu’on n’a jamais vu (j’ai découvert ça dernièrement, voir « Où rien Neuvy »).

Et puis, un jour, en écoutant de nouveau "Ashes in the Sand" sur YouTube (mis par un jeune internaute peu scrupuleux certes, mais passionné aussi), je suis tombé sur quelques commentaires laissés sous les morceaux. Parmi eux, une voix singulière : celle de sa fille. Elle commentait avec tendresse, évoquant les souvenirs liés à l’enregistrement, les instants derrière les chansons, comme si elle redonnait chair et lumière à l’ombre de cet homme discret. Lire ses mots, c’était comme percer le voile. Comprendre qu’il ne s’agissait pas que de musique, mais de vie. Une vie entière, condensée dans ce disque unique. Et soudain, je n’étais plus seul à écouter Neale Jackson.


Je pense aussi à The Books, et leur unique album Expertise. Un nom trop générique pour faire carrière. Un disque à l’esthétique désuète, presque anti-commerciale. Et pourtant… Derrière ces faux airs de bricolage Indie se cache une science de la composition tendue, décalée, presque clinique. Une version anglaise, discrète, de DEVO, avec moins de sarcasme, mais autant de rigueur rythmique, de froideur volontaire. Une musique qui ne s’excuse de rien. Là encore, aucune suite. Juste cette œuvre unique, posée là comme un point final. Et c’est peut-être cela que je recherche : des trajectoires brèves mais incandescentes. Des disques comme des fragments d’étoiles.


The Individuals, eux aussi, n’ont laissé derrière eux qu’un seul album, "Fields", échappé de 1982. New Wave rêche, Pop floue, Post-Punk discret. Une musique sans âge, sans visage presque. Mais un disque habité. Une chanson comme "Dancing With My Eighty Wives" tient toute seule, comme un slogan d’album imaginaire. Personne n’en parle. Personne ne semble s’en souvenir. Et c’est précisément cela qui m’émeut.


Il y a The Allisons, leur disque éponyme sorti en 1989, quelque part entre R.E.M. et The Smithereens. Des guitares claires, un chant un peu voilé, une mélancolie sèche, sans afféterie. Tout sonne juste. Et pourtant personne ne les cite. Un album comme une lettre jamais envoyée.


Et puis, plus récemment, Panoramas. Groupe français. Inconnu au bataillon. Un seul EP (avec un single) au compteur, à peine quelques minutes de musique, mais une intensité rare. Là encore, un disque trouvé par hasard, sans aucune attente. Une pochette montrant un duo en noir et blanc (ils étaient 3 pourtant), un nom presque trop large, trop vague. Mais dès les premières secondes d’"Amanda" et surtout "Sinbad the Sailor", j’ai su. Il y avait là une grâce. Une évidence. Quelque chose de magnifiquement désuet, mais jamais daté. Ce morceau me hantait. Sa mélodie s’insinuait doucement. Une chanson comme une traversée. Et puis, en fouillant, j’ai fini par remonter la piste jusqu’à son créateur : Philippe Siegfried. Un personnage à part, inclassable lui aussi. À la fois musicien, conteur, artisan de l’ombre, presque mythologique. L’un de ces artistes qui n’a pas besoin d’avoir laissé vingt disques pour qu’on devine qu’il en avait mille en lui. J’ai lu tout ce que j’ai pu trouver. Et là encore, cette impression étrange d’être seul à l’écouter, seul à le retrouver, comme si la musique me confiait un secret.


Pourquoi ce goût pour l’ombre, pour l’anonymat ? Pourquoi cette jubilation à tomber sur des disques que personne ne connaît ? Est-ce le désir de posséder quelque chose que les autres n’ont pas ? Une forme de vanité inversée ? Peut-être. Je ne l’exclus pas. Il y a sûrement, en creux, une quête de reconnaissance. Être celui qui sait, celui qui découvre, celui qui montre la voie quand tout le monde suit celle des tendances. Il y a, disons-le, un certain orgueil à dire : je l’ai trouvé tout seul.

Mais ce serait réducteur de s’en tenir là. Car ce n’est pas seulement cela.


C’est aussi un besoin plus profond : celui de préserver en moi un espace de curiosité brute. De résistance au flux. Un refus du prêt-à-écouter. Une manière de garder vivant ce droit fondamental à l’émerveillement. Je veux continuer de croire qu’il existe des merveilles passées entre les mailles du filet. C’est aussi une manière très personnelle d’échapper aux algorithmes. À ces suggestions automatiques qui prétendent savoir mieux que moi ce que j’aime, ce que je devrais aimer. Je refuse que mon écoute soit gouvernée par des corrélations. Je veux me tromper, errer, hésiter, m’égarer dans les marges. Parce que c’est là, justement là, que je me sens libre et vivant. Je veux habiter cette marge, ce territoire non cartographié de la musique, où errent des groupes morts-nés, des compositeurs de génie dont le seul tort fut de n’être pas "dans le bon timing".


Et peut-être qu’au fond, j’aime être seul avec ces disques. Les aimer pour moi, sans devoir les partager, les expliquer, les défendre. Comme on garde pour soi un lieu secret, une crique invisible au bord d’un lac. Ce n’est pas un refus de transmission, mais une pudeur. La beauté, parfois, se vit mieux en silence.

Il y a aussi cette idée étrange : et si c’étaient les disques qui me choisissaient ? Comme s’ils m’attendaient, eux aussi, dans leur oubli poussiéreux. Comme si nous étions deux orphelins qui se reconnaissaient dans la foule. Cette sensation me bouleverse. Elle donne du sens à ma quête. Elle transforme une promenade sans but en révélation.

Je continue donc à chercher. À écouter sans savoir. À tendre la main vers l’inconnu. Et tant pis si je me trompe, si je tombe parfois sur du médiocre, de l’anecdotique. Car parfois, au détour d’un bac, je tombe sur un joyau. Une œuvre qui éclaire mes nuits, me réconcilie avec le monde. Une musique qui me dit, sans le dire : Tu avais raison de chercher.

Et cela suffit.



 
 
 
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