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Le streaming, avis personnel...

  • kocat
  • 9 juil.
  • 6 min de lecture

Dernière mise à jour : 10 juil.

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Pour Virgile...


Il est des révolutions silencieuses, des basculements imperceptibles, des effondrements sans fracas. Le streaming fait partie de ceux-là. Il n’a pas renversé la table : il l’a débarrassée. Sans cri, sans heurts, sans sang. En quelques années, il a redéfini ce qu’écouter de la musique voulait dire. Non pas en proposant une alternative — il a tout simplement remplacé. L’objet, le disque, le rituel, le hasard, la surprise, le désir, l’attente. Tout cela a été digéré, broyé, fondu dans la logique froide d’un flux continu, immédiat, illimité. On l’appelle désormais la norme. C’est même, pour beaucoup, la seule manière d’écouter de la musique. Le reste — les CD, les vinyles, les pochettes, les notes de livret — a été relégué dans le grenier des excentricités. Pour les nostalgiques, les fétichistes. Pour les gens comme moi.


L’histoire commence pourtant ailleurs. Dans les années 2000, avec une dissonance troublante entre la technologie et le droit. Le téléchargement illégal, via Napster, eMule, Kazaa ou Soulseek, s’était invité dans les foyers comme une évidence. Il n’était pas encore question de "voler" : il s’agissait de passion, de partage, de curiosité. L’accès à la musique n’avait jamais été aussi vaste. Et, étrangement, jamais on n’avait autant parlé de musique, jamais autant découvert. Des morceaux rares, des lives perdus, des bootlegs obscurs. L’ombre de la copie planait (depuis longtemps finalement, commencée avec la cassette, puis le CDR), mais la passion dominait encore.


Puis vinrent les plateformes payantes. Apple, pionnier du "morceau à 0,99 €", tenta de rendre l’acte de téléchargement moralement acceptable. Acheter un fichier : concept curieux. Posséder du vent. Le MP3, compressé, amputé de ses harmoniques, déjà bien en-deçà des standards analogiques (bon ils disent désormais qu’ils ont fait des efforts, voir Qobuz), était désormais monnayable. On achetait une expérience diminuée, un produit sans support, sans corps. Le paradoxe était violent. Et le public s’y est peu à peu habitué.

Avec le streaming, on ne posséda même plus le vent. On y respire l’air ambiant. On loue, à vie, un accès temporaire. On ne sait plus où la musique commence, ni où elle finit. L’objet a disparu. Et avec lui, sa finitude.


Le streaming a brisé une forme narrative : celle de l’album. Ce récit cohérent, pensé dans un ordre, avec une dynamique, une progression. Ce que l’on appelait "un disque". Dans l’ère du flux, l’unité s’est dissoute. Ce sont désormais les morceaux qui comptent, isolés, jetables, extraits d’un contexte que plus personne ne lit. Les playlists ont remplacé les tracklists. Les ambiances ont supplanté les styles. On ne cherche plus une œuvre, on demande un climat, un état d’esprit, une humeur, un "mood". Et l’algorithme répond.

Car oui, désormais, c’est l’algorithme qui choisit. Il apprend de nous. Il nous observe, nous écoute, nous devine. Il propose et répète. Il est partout, mais il n’est jamais audacieux, aventurier. Il ne prend pas de risques. Il n’a aucun goût. Il se contente de consolider ce que nous connaissons déjà. Il fabrique du confort. Or, l’amour de la musique, le vrai, celui qui bouleverse, surprend, est tout sauf confortable.


Le streaming est sans doute le format idéal pour notre époque. Celle de la vitesse, de la saturation, de la gratification immédiate. Il ne demande rien. Il propose tout. On clique, on passe, on zappe, on survole. On écoute en travaillant, en courant, en conduisant. La musique devient un fond sonore. Un papier peint sonore. L’essentiel, c’est qu’elle ne gêne pas. C’est cela que le système récompense. Des titres courts, produits à la chaîne, conçus pour s’intégrer à des playlists thématiques (sans parler des possibles impostures avec des artistes inventés par l'IA). L’auditeur est roi, mais ce roi-là est aveugle. Il ne cherche plus, on lui sert.


Et tout cela est désormais irréversible. Ce n’est plus une question de débat ou de choix. C’est une réalité économique. Une norme culturelle. Les maisons de disque ont déserté le débat. Elles ont même participé à cette grande mutation. Elles ont choisi : le streaming pour tous, le vinyle pour ceux qui peuvent se l’offrir. Le reste — le CD, les cassettes  — est voué à disparaître. On ne parle plus de résistance. On parle de résignation.

Dans ce nouvel écosystème, les labels indépendants, ceux qui produisent encore des disques, qui éditent, qui croient au parcours artistique d’un groupe ou d’un musicien, sont devenus des fantômes. Leurs noms ont disparu des interfaces (ou presque, il est vrai que l’on peut quand même rechercher par Labels). Les crédits sont absents, les pochettes réduites à des vignettes, les histoires gommées. On ne sait plus qui fait quoi. On consomme. Le label, autrefois garant d’une ligne éditoriale, d’un goût, d’un esprit, n’a plus sa place.


Certains artistes, rares, ont tenté de résister. Neil Young (suivi de Joni Mitchell en soutien), par exemple, a longtemps refusé de figurer sur Spotify, dénonçant la qualité sonore médiocre des fichiers proposés, mais aussi la politique de la plateforme (notamment vis-à-vis des podcasts controversés de Joe Rogan) — jusqu’à retirer tout son catalogue en signe de protestation. Depuis il est revenu.  D’autres comme King Crimson ont également exprimé leur refus ou leur méfiance envers le modèle, Robert Fripp s’est régulièrement élevé face à ce dispositif. Mais je crois que désormais eux aussi sont rentrés dans l’Ordre.

En France Goldman ou Cabrel ont résisté un moment, mais eux aussi ont rejoint tous les autres. Ces cas sont l’exception, pas la règle (je ne vois même pas aujourd’hui quels artistes n’est pas présent sur Spotify ou d’autres plateformes). La majorité, par nécessité ou résignation, finit par rentrer dans le rang. Car ne pas être sur les plateformes aujourd’hui, c’est tout simplement ne pas exister aux yeux d’une immense partie du public.


Les artistes sont devenus des données. Leur visibilité dépend de leur capacité à exister dans les tuyaux. À produire du contenu régulier. À se plier à la dictature du single. À apparaître dans les suggestions. Et s’ils échouent, ils disparaissent. Littéralement. Car le catalogue n’est pas infini. Il est faussement vaste. Toujours les mêmes têtes, les mêmes titres, les mêmes playlists. Une diversité de façade, mais un appauvrissement réel.

Et quand bien même l’artiste perce, sa rémunération est ridicule. Les chiffres sont connus : quelques milliers d’écoutes pour quelques euros. À l’échelle d’une carrière, cela ne permet même pas de vivre. Le streaming enrichit les plateformes, appauvrit les créateurs. Il prétend démocratiser l’écoute mais produit un embouteillage général. Trop de musiques, trop de titres, pas assez d’attention. Et surtout, pas assez de reconnaissance.


Je suis, moi, du côté de l’objet. Non par snobisme ou par tradition, mais parce que je crois à sa nécessité. L’objet est une résistance. Il impose une forme, une durée, une pensée. Il dit : "voici mon œuvre, voici sa pochette, son format, ses imperfections". Il est tangible. Il oblige à l’écoute active. Il demande de l’espace, du soin, du temps. Il est rare. Il est fini.

Dans un monde où tout est perpétuellement accessible, l’objet est une limite salvatrice. Il dit stop. Il fixe. Il fige. Il raconte. Il existe.

Mais même cet objet devient luxe. Le vinyle est devenu un produit haut de gamme, parfois vendu à 30 ou 40 € (voir plus), produit en série limitée. Ce n’est plus l’objet de la classe moyenne. C’est le marqueur d’une consommation culturelle bourgeoise. La boucle est bouclée. Le streaming pour tous, le vinyle pour les privilégiés.


Je ne cherche pas à convaincre. Il est trop tard pour cela. Je regarde simplement ce monde-là, celui du streaming, avec une forme de tristesse résignée. Il n’est peut-être pas honteux d’y participer. Il paraît qu’il est même parfois pratique, agréable. Mais qu’on ne nous dise pas qu’il s’agit d’un progrès.

Cette impression m’a saisi avec force à la lecture d’un long article de Frédéric Martel, publié en 2021 sur le site de Radio France. Il y décrit en détail ce qu’il appelle "la mutation du streaming" (l'éthique du streaming) — une bascule irréversible dans notre manière d’écouter la musique, de la consommer. Son analyse est clinique, documentée, presque implacable. Et elle confirme ce que je pressens depuis longtemps : ce que nous vivons n’est pas une évolution, mais une métamorphose. Au sens biologique du terme. Quelque chose est mort. Quelque chose d’autre a pris sa place.

Et ce nouveau corps est lisse, fluide, sans aspérités. Il a perdu en chair ce qu’il a gagné en accessibilité. La musique n’a pas disparu. Mais son mode d’existence a changé. Profondément. Définitivement.

Elle est là, partout, tout le temps. Comme un décor sonore que l’on peut convoquer à volonté, effacer d’un geste. Elle n’impose plus rien, ne dérange plus. Elle accompagne. Elle meuble. Elle se faufile dans les interstices du quotidien, discrète, disponible, docile.

Mais dans ce confort infini, quelque chose s’est effacé. Le désir peut-être. L’attente. L’envie de découvrir, de chercher, de tomber par hasard sur une chanson qu’on n’attendait pas. Le frisson d’un disque qu’on pose sur la platine, d’une pochette qu’on caresse, d’un livret qu’on ouvre comme un secret. Le temps long. La frustration. L’amour né d’un manque.

Aujourd’hui, tout est là, tout de suite. Et parce que tout est là, rien ne pèse. Rien ne dure. La musique devient une ombre légère, un souvenir sans attache. Elle ne s’imprime plus. Elle traverse.

Alors non, ce n’est pas un progrès. C’est un changement d’état. Une dilution.


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