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Modern English "Mesh & Lace" (4AD, 1981)

  • kocat
  • 30 juin
  • 5 min de lecture

Il y a des disques qu’on découvre trop tard, et cette arrivée tardive ne les affaiblit pas — au contraire, elle les entoure d’un halo singulier, presque plus intense encore que les amours précoces. "Mesh & Lace" de Modern English est de ceux-là. Il n’est pas entré dans ma vie adolescent, quand tant d’autres disques façonnaient mon oreille à vif, mais des années plus tard, presque par hasard, à un moment où la musique avait cessé d’être un simple plaisir pour devenir un métier. Je tenais une boutique de disques, et dans un lot New Wave poussiéreux mais prometteur, ce vinyle aux teintes austères, au graphisme intrigant, m’a sauté au visage (la réf 4AD aussi bien sûr)comme une évidence oubliée. Je ne connaissais de Modern English que l’écho quasi-honteux de "I Melt With You" (sur le second album, en 82), tube Pop à la beauté immédiate mais parfois méprisé pour sa rondeur. Ce que j’ai découvert en posant "Mesh & Lace" sur la platine n’avait rien à voir.


À peine le diamant posé sur le sillon, ce fut comme ouvrir une porte vers une Angleterre défaite, tendue, encore hantée par les ruines de l’industrie, de Thatcher, du Punk, mais qui refusait de sombrer dans l’amertume sans forme. Ce premier album, sorti en 1981, est un cri retenu, un tremblement esthétique, une tentative de canaliser la rage en textures.

Modern English s’inscrit à cette époque dans un mouvement plus large, celui d’une génération Post-Punk, New Wave qui, tout en héritant de la déflagration des Sex Pistols, des Buzzcocks, cherche d’autres chemins, d’autres langages. Wire, Joy Division, The Sound, The Comsat Angels, puis plus tard And Also The Trees, tous travaillent la matière du chaos en silence, avec des machines, des échos, des mots en suspens. La New Wave, c’est la nuit électronique du Punk. Et "Mesh & Lace" est profondément nocturne.


Le groupe s’est formé à Colchester, une ville de garnison du sud-est de l’Angleterre, en 1979, autour d’un noyau composé de Robbie Grey (chant), Gary McDowell (guitare), Michael Conroy (basse), Stephen Walker (claviers) et Richard Brown (batterie). D’abord baptisés The Lepers, ils changent rapidement de nom pour Modern English, un choix à la fois ironique et distancié, une manière de s’inscrire dans un héritage culturel tout en le triturant. "Modern English" évoque l'évolution du langage, mais aussi un malaise contemporain — comme si le simple fait d’être anglais à cette époque relevait d’un état d’instabilité, de flottement. Leur nom est un manifeste discret : ici, on parle une langue fracturée, urbaine, hantée.


Le lien avec 4AD n’est pas anodin. C’est le deuxième groupe signé sur ce label naissant après Bauhaus. 4AD, à ce moment-là, n’est pas encore l’entité auréolée de mystique éthérée que les années Cocteau Twins et Dead Can Dance feront advenir, mais déjà, Ivo Watts-Russell cherche quelque chose de différent. Quelque chose de plus intérieur, de plus vulnérable, de plus plastique. "Mesh & Lace" est un disque qui tremble. Il suinte, il vacille, il lutte avec ses propres sons.


Et il suffit de regarder la pochette pour comprendre que ce disque n’est pas comme les autres. Signée par le collectif graphique 23 Envelope, fondé par Oliver Vaughan et Nigel Grierson, elle appartient à cette lignée de visuels qui ne vendent rien, mais suggèrent tout. C’est un art de la suggestion, du malaise subtil, de l’esthétique dérangeante. Chez 4AD, l’identité visuelle n’est jamais un simple habillage : c’est un prolongement sensoriel de la musique. Le visuel de "Mesh & Lace", avec ses collages abstraits, sa palette froide, son étrangeté presque médicale, convoque une atmosphère qui évoque Francis Bacon : chair en suspens, identité fragmentée, malaise contenu. On ne regarde pas cette pochette comme on regarde un logo, on la subit presque, on s’y perd. Elle dit la confusion des corps, le délitement des formes, l’aliénation en creux. C’est exactement ce que le disque propose en sons.


L’album est comme pris entre deux pôles : celui du minimalisme abrasif et celui d’un romantisme désenchanté. Le morceau d’ouverture, "Gathering Dust", ne laisse pas le choix. C’est la morsure des guitares, le galop d’une batterie sèche, des nappes synthétiques et un chant qui semble fuir son propre lyrisme. Tout y est tendu. Et pourtant, il y a dans cette tension une poésie qui surgit, par à-coups, dans le refus de la facilité.

"16 Days" et "Black Houses" se déploient ensuite comme des prières urbaines : la basse y est obsédante, la voix comme noyée dans le mix, les mots indistincts mais pleins d’un sens qui dépasse le littéral. C’est toute une époque qui parle ici : la banlieue anglaise, les squats, les désillusions, les radios pirates. Ce n’est pas encore la Pop synthétique, ce n’est plus tout à fait le Punk. C’est un territoire incertain, et c’est ce flou qui rend ce disque si attachant.

"Move In Light" ou "A Viable Commercial" viennent ensuite, avec des guitares en éclats, un rythme qui se désarticule à mesure que le morceau avance, comme si la musique refusait de tenir debout, volontairement. "Mesh & Lace" n’est pas un disque confortable. Il résiste. Il ne vous caresse jamais, mais il vous appelle, vous hante.

Il faut dire aussi un mot de "Swans On Glass", sans doute un des morceaux les plus marquants, où le groupe semble s’abandonner au pur vertige sonore. Une basse lourde, répétitive, un chant spectral, et au-dessus, des guitares lacérées, presque industrielles. On pense à la No Wave new-yorkaise, à l’angoisse froide d’un monde qui tourne trop vite.

Et puis "Grief", le dernier morceau, comme un linceul. Une lenteur presque funèbre, une voix traînante, des harmonies dissonantes. Le disque se clôt comme une cérémonie. Pas une fin, mais une disparition. Un fondu dans l’obscurité.


En réécoutant aujourd’hui "Mesh & Lace", je ne peux m’empêcher de penser que ce disque est l’un de ceux qui capturent le mieux l’essence d’une époque qui refusait les slogans, qui préférait les ombres aux affiches, les murmures aux cris. Il n’a pas la puissance médiatique de "Unknown Pleasures" (Joy D), ni le souffle baroque d’un "Script of the Bridge" (The Chameleons), mais il détient une forme d’intégrité totale, brute et belle. Une sincérité opaque. Et c’est peut-être ça, la vraie modernité.

Lorsque je l’ai écouté pour la première fois, dans ma boutique, je me souviens avoir arrêté de trier les disques. Il pleuvait dehors, une pluie fine, anglaise presque, et je suis resté là, debout, à laisser les morceaux me traverser. "Mesh & Lace" n’a rien changé à ma vie, mais il y a inscrit une trace. Et je sais aujourd’hui que ces disques-là, ceux qui arrivent trop tard, restent finalement plus longtemps.


 
 
 

1 تعليق واحد


ricorick
ricorick
09 يوليو

Que d’infos passionnante ! 🙏

إعجاب
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