Sad Lovers & Giants...
- kocat
- 24 juil.
- 7 min de lecture

Il est des musiques qui nous parviennent à contretemps, comme si elles avaient patienté dans un repli du réel, attendant que le bruit s’apaise pour mieux se révéler. Elles ne s’imposent pas, ne frappent pas à la porte comme une évidence adolescente, ne déferlent pas en hymnes générationnels. Elles s’insinuent dans la vie, discrètement, presque par effraction. Elles nous arrivent comme des souvenirs qu’on n’aurait pas vécus, comme des lieux intérieurs que l’on reconnaît sans les avoir jamais habités.
Sad Lovers & Giants appartient à cette catégorie d’artistes dont la présence ne se mesure ni au nombre de disques vendus, ni aux apparitions dans les classements, ni aux articles dithyrambiques qu’on accumule dans les archives. Leur trajectoire relève davantage de la persistance souterraine, de cette capacité à traverser les décennies sans tapage, avec une élégance patiente et une fidélité sans faille à un univers qu’ils n’ont jamais cherché à ajuster aux attentes du monde.
Je ne les ai pas découverts au moment où l’on découvre tout, dans cette période de jeunesse où l’on se forge des identités musicales avec la naïveté et l’ardeur de ceux qui pensent que chaque chanson peut changer une vie. À ce moment-là , ils étaient ailleurs, absents de mon champ de perception, dissous dans les marges, imperceptibles. J’écoutais déjà d’autres formations apparentées, je m’étais passionné pour The Essence (à noter le split entre eux et SLAG sorti en 88), pour les ombres de Bill Pritchard, pour certains groupes du label Midnight Music dont l’identité graphique et sonore me séduisait par sa cohérence silencieuse. Ce label avait, à mes yeux, quelque chose de la chambre d’ado vieillie : une odeur de vinyle de marchand ambulant, de papier éteint, d'objet artisanal. Et pourtant, Sad Lovers & Giants m’avait échappé. Non pas que je les avais ignorés volontairement, mais ils s’étaient glissés entre les mailles de mon attention. Leur musique m’attendait, ailleurs, plus tard, avec la patience des œuvres durables.
Ce "plus tard" est venu sans signe, sans préméditation. Ce fut d’abord un morceau entendu sans même savoir que c’était eux. Une guitare brumeuse, un chant presque intérieur, une basse qui traçait le sol. J’ai su alors, sans comprendre comment, que cette musique allait compter. Et l’instant d’après, j’avais besoin de tout savoir : les disques, les titres, les visages, les lignes de basse, les tensions internes, les départs, les retours, les labels, les ruptures. Sad Lovers & Giants était devenu une quête.
Leur histoire, elle aussi, semble s’être écrite à l’envers. Le groupe naît en 1980 à Watford, dans une banlieue grise du nord-ouest de Londres, une ville sans grande réputation, un non-lieu de l’Angleterre moyenne, ce genre d’endroit où le temps paraît suspendu entre deux usages. De cette ville, le groupe tire peut-être son sens du retrait, sa capacité à faire du repli une esthétique. La formation initiale est composée de Simon (Garce) Allard au chant, Tristan Garel-Funk à la guitare, Nigel Pollard à la batterie, Cliff Silver à la basse et David Wood aux claviers et saxophone. Rapidement, une signature sonore s’impose, mais sans cri, sans excès : une batterie épurée, une basse souple, des claviers flous, une guitare suspendue, un chant calme, presque effacé, mais qui trace en silence des sillons durables dans l’écoute.
Leur nom, Sad Lovers & Giants, possède déjà cette ambiguïté poétique qui les caractérise. Il convoque une forme de grandeur blessée, un romantisme discret, une alliance de la perte et de l’imaginaire. Il ne promet ni révolte ni tube. Il désigne plutôt un territoire à explorer avec lenteur, un monde où le chagrin cohabite avec la mémoire des géants. Il est intéressant de noter aussi que le nom du groupe abrégé (SLAG) est une insulte, donnant ainsi à l'appellation une curieuse ambivalence.
Dès les premiers 7', "Clé" et "Colourless Dream", en 1981, puis avec "Epic Garden Music" en 1982, leur premier véritable album (court tout de même et joué en vitesse 45t), ils installent un climat singulier. Le disque s’ouvre comme un paysage intérieur. Rien n’est frontal. On pénètre dans une chambre sonore, dans un monde où la lumière est tamisée, où la tension n’est pas criée mais retenue, rentrée. "Things We Never Did", "Imagination", "Colourless Dream" : autant de titres qui paraissent déjà figés dans une forme d’éternité douce, comme si ces morceaux avaient été enregistrés pour rester à la périphérie, pour durer sans éclat.
Il y a chez eux — comme chez And Also the Trees, auxquels ils font écho sans jamais les singer — cette tonalité pastorale et brumeuse qui donne à leur musique un caractère presque bucolique. Une New Wave des champs, pourrait-on dire. Une mélancolie rurale, un art du ralentissement, de la contemplation, de la distance. Loin des clubs londoniens, Sad Lovers & Giants semble jouer pour les arbres, pour les vieux murs, pour les souvenirs.
Et pourtant, malgré cette beauté profonde, la mécanique se grippe très vite. "Feeding the Flame" (1983) témoigne d’une ambition sonore plus large, les compositions s’étirent, les arrangements se densifient.
Mais le groupe ne résiste pas aux tensions internes. Tristan Garel-Funk et Nigel Pollard quittent l’aventure, créant alors The Snake Corps, groupe frère et pourtant différent. Avec eux, une autre esthétique s’esquisse, plus directe, plus charnelle. Le disque "Flesh on Flesh" (1985) marque cette bifurcation : on y retrouve une forme d’élégance similaire, mais filtrée par une énergie plus électrique, plus tendue. Sad Lovers & Giants, de leur côté, s’enfonce dans une forme de silence.
Mais Garce Allard refuse de laisser mourir le projet. À la fin des années 1980 (86 et 87), le groupe renaît sous une autre forme, avec le retour de Nigel Pollard et de nouveaux membres : Juliet Sainsbury aux claviers, Tony McGuinness à la guitare, et Ian Gibson à la basse (remplacé par le bassiste originel Silver). Un album live enregistré lors d'une émission radiophonique aux Pays-Bas sort, il s'agit de "Total Sound" (1986, excellent traclisting et belle énergie) puis "The Mirror Test" (1987), suivi de "Headland" (1990) et "Treehouse Poetry" (1991, le dernier chez Midnight Music), prolonge la trajectoire sans trahir la ligne. Ces albums, bien que peu commentés, parfois même ignorés, demeurent essentiels dans leur constance. Ils témoignent d’une fidélité à une certaine forme de beauté : retenue, sobre, presque austère parfois, mais profondément humaine.
À ce moment-là , moi, j’étais encore ailleurs. Je traçais d’autres routes, explorais d’autres continents musicaux. Et pourtant, quand je suis revenu vers eux, ce fut avec une intensité que peu de groupes m’ont offerte. J’ai cherché à comprendre. J’ai lu, fouillé, collecté. J’ai retrouvé un vieux numéro du fanzine Magic Mushroom, où Christophe Basterra écrivait (en 88) avec une justesse rare sur le groupe, sans emphase, sans discours plaqué. Il m’a confirmé que ce que je ressentais n’était pas de l’ordre du caprice passager, mais d’une forme de fidélité intérieure.
Beaucoup plus tardivement, avec les possibilités actuelles de communication, j’ai voulu les remercier. J’ai écrit à Garce. Un message simple. Presque anodin. Et il a répondu. Avec pudeur, mais avec chaleur. Ce fut un moment très fort. L’impression de franchir une frontière invisible. De parler à une voix qu’on avait cru inaccessible (ça m'a souvent fait ce truc).
Porté par cette émotion, j’ai voulu aller plus loin. J’ai voulu les faire venir (il y a peu de temps). Les faire rejouer ici, en France, là où ils n’étaient pas venus depuis 1988. Trente-sept ans de silence. J’ai démarché des salles. J’ai proposé un projet de tournée. Mais tout est tombé à plat. Les réponses se sont faites rares, voir inexistantes. Le groupe, en France, ne dit rien à personne. Il n’évoque que le silence. Il est devenu invisible.
Et pourtant, ailleurs, il vit. En Espagne, en Grèce, en Italie, il conserve un public fidèle, fervent, actif. Un public qui se passe les disques, qui vient aux concerts. Mais en Angleterre, leur pays natal, leur audience reste marginale. Et en France, ils n’ont jamais vraiment existé dans le paysage musical. Comme si leur langue ne pouvait pas résonner ici. Comme si leur brume ne trouvait pas d’écho. D'ailleurs le label italien Lantern records (merci Garce, merci Jacopo) vient d'éditer une compilation des premiers singles du groupes, désormais introuvables et chers, que je recommande absolument. Un très beau travail.
Le temps, pourtant, leur a offert une forme de reconnaissance tardive. Sad Lovers & Giants est devenu, par la force des choses, un groupe culte. Le mot, souvent galvaudé, vidé de sens, retrouve ici sa gravité. Car il s’agit bien d’un culte au sens ancien : une attention soutenue, discrète, sans tapage. Une fidélité qui ne cherche pas à convertir. Une transmission presque religieuse, de main en main, de disque en disque.
Leur dernier album, "Mission Creep" (2022), est venu confirmer tout cela. Il ne cherche pas à surprendre. Il prolonge. Il tient la ligne. On y retrouve la voix de Garce, intacte, comme suspendue. Les mêmes guitares, les mêmes claviers, cette même retenue, cette même tristesse élégante. Rien n’a changé, et c’est sans doute leur plus grande force.
Aujourd’hui, leurs disques sont là , chez moi, posés comme des fragments de quelque chose qui ne s’explique pas. Ce ne sont pas des reliques. Ce ne sont pas non plus des objets de collection. Ce sont des morceaux de silence, des preuves intimes, des compagnons de route. Ils me rappellent que certaines musiques ne cherchent pas à s’imposer. Elles attendent. Elles vivent dans la durée. Elles s’ancrent dans l’être.
Et si un jour Garce chante ici, en France, devant nous, ce ne sera pas une date de tournée de plus. Ce ne sera pas un événement musical. Ce sera autre chose. Un geste de réparation. Une offrande fragile. Une boucle qui se referme. Pour que la mémoire revienne à sa place. Pour que la brume, encore, reste.
Depuis 1999 les disques de Sad Lovers & Giants sortent sur leur propre label à savoir Voight-Kampff Records. Garce a également sorti des disques sous son propre nom et sur un sous label de Voight-Kampff : Hut 472 Records.


