On continue avec les récits autobiographiques qui n'intéressent pas forcément grand monde. Mais après tout, il s'agit de raconter l'ordinaire, celui où chacun, peut éventuellement se retrouver (ou pas). C'est aussi un exercice intéressant de remémorisation et d'utilité personnelle à réinterroger son parcours. Ici, il s'agit d'évoquer en quelques lignes, cette période de mon histoire, où inviter à servir sous les drapeaux, la musique a continué néanmoins, à m'accompagner à chaque instant. Certains disques sont d'ailleurs désormais devenus un peu comme des bandes-son de cette "épopée" commune et banale, et sont liés à des événements majeurs qui ont ponctués cette année si singulière.
Je suis incorporé en août 1991, au 92ème RI de Clermont-Ferrand. Je me rappelle d'avoir pris en pleine nuit la voiture de ma mère, et de m'être rendu à Vierzon, pour prendre le train en direction de l'Auvergne. J'avais eu comme consigne de laisser le véhicule sur le parking de la gare, d'emporter les clés avec moi et de ne surtout pas les perdre. La convocation était au petit matin. J'étais passé par Nevers (je réitérerai ce trajet quelques fois). J'avais pris avec moi, ce fameux petit walkman, dont j'ai déjà parlé, avec son spectaculaire bouton STOP rose quelques cassettes et quelques piles, sans savoir ce qui m'attendait et surtout quand je reviendrai. J'avais pris entre-autre "Eternally Yours" des Saints qui était censé me procurer une certaine motivation si ce n'était pas une forme de rage ainsi que le "Raw Power" des Stooges avec le fameux "Search and destroy" en boucle. J'avais avec moi aussi le premier Gun Club "Fire of love". De mémoire je n'avais pas vraiment dormi sur ce voyage, relativement angoissé par ce que j'allais trouver à destination. Ces trois albums furent mes derniers liens avec mon monde d'avant. Je savais ce que je quittais et appréhender véritablement ce qui allait advenir. La suite fût à la hauteur de mes inquiétudes. C'était parti pour presque deux mois de classe, sans retour au bercail, et quasiment l'impossibilité d'écouter quoi que ce soit de mes cassettes emportées. Trop occupé à apprendre à faire le soldat. Ce n'est qu'après cette période, que j'ai pu enfin goûter à l'autonomie, et à prétendre sortir de la caserne, pour visiter la ville. C'est ainsi que j'eus l'occasion de découvrir le Centre Jaude et sa Fnac. Après la journée passée à apprendre à tirer des missiles anti-char, je remontais la ville, depuis la caserne et la gare, jusqu'au centre, où je me jetais dans l'enseigne en question pour y détecter les nouveautés du moment, et pas seulement. Je me rappelle également d'un ciné, à proximité, où nous allions "mater" quelques films avec les copains. Puis nous allions souvent manger un kebab (mes premiers) à proximité. Poussé par la curiosité, j'étais tombé également sur le disquaire indépendant Spliff records (aujourd'hui fermé), dans l'hypercentre, où je me rends de plus en plus régulièrement, tourner les skeuds dans les bacs. Le gars (Gilbert, décédé il y a peu malheureusement) était accueillant et sympathique, et il me passait des disques que je ne connaissais pas. Déjà à cette époque, je ne suis pas toujours très friand de la "nouveauté" justement, et je lorgne davantage sur des productions plus anciennes souvent. Je suis déjà dans l'anachronisme. Je crois que mon premier achat, à la Fnac est l'album des Soucoupes Violentes "Va savoir", en cassette et sorti deux ans auparavant chez New Rose. J'avais lu une bonne chronique dans Best et je mettais promis de me le procurer si l'occasion se présentait. Je ne fus pas déçu par le Rock Garage du groupe parisien et dès lors il me suivra régulièrement lors de nos déplacements multiples pendant cette année-là, les gardes en pleine nuit, le soir pour dormir. J'aimais bien les textes assez légers, plein d'humour, la voix du chanteur, et les mélodies. La cover aussi me plaisait beaucoup, très proche de l'état d'esprit que je pouvais avoir, l'insouciance et l'envie de faire la fête. Je me délectais notamment du titre éponyme "Va savoir" de "Tous les fous" ou les ballades comme "Je ne peux pas t'oublier", "Dès le début", "Blondes ou brunes"... Un peu plus tard, je "chopais" une cassette des Troggs, une compilation, enfin, genre un Best Of. Là aussi pas vraiment dans l'actualité. Mais j'avais tellement lu de choses sur ce groupe, et que j'avais compris qu'il s'agissait d'un des premiers projets à proposer un rock nerveux, que je mettais conditionner à sauter sur l'opportunité. Aucun regret...
Vers décembre 91, nous partons à Berlin, relever une compagnie qui part en permission (46ème RI), un mois complet. Nous allons passer Noël là-bas. C'est à Berlin que je ferai mon premier stage commando, pour l'anecdote. Nous sommes basés au quartier Napoléon, dans le secteur français, près de l'aéroport Tegel. Le mur a chuté, mais les forces françaises, anglaises, américaines et russes sont encore en place. Je crois que l'armée française quittera définitivement la ville et Berlin-Ouest vers 1994. Les stigmates de la séparation de Berlin sont encore visibles. Checkpoint Charlie est toujours là, quelques traces du mur, et quelques fois il nous faut quitter le métro souterrain de l'Ouest pour prendre un métro aérien et visiter l'est. Je pense à la station Friedrichstraße, où l'on doit sortir de la station pour continuer notre voyage. On croise les soldats russes régulièrement et tous les autres. Le soir, nous avons quartier libre. Enfin jusqu'à une certaine heure en semaine, le week-end plus tardif (6h00, heure du levé). Avec les amis, on a décidé de profiter de la ville. On sort pas mal, on boit des coups (que de bières), on déambule dans tous les sens. J'avais amené les gars au fan club des Rolling Stones. Le bar était rempli de photos, et de plein d'autres sortes d'objets à l'effigie du groupe. On allait au Ku'damm, où une ancienne station métro était aménagée en labyrinthe de la débauche, avec de multiples échoppes, où des fontaines de bières coulaient à flot. Au hasard de nos promenades, j'étais tombé sur l'info que la Fnac s'installait, pas très loin d'Alexanderplatz. Avec les potes, on décide de s'y rendre. L'horaire coïncidait avec nos permissions de sorties. Nous réussîmes à arriver à temps. L'enseigne avait aménagé un immense hôtel particulier ou ancienne banque, je ne sais pas, avec une coupole intérieure où l'on pouvait admirer à l'étage d'en dessous le penseur de Rodin. Il s'agissait bien de l'original. Non seulement c'était l'inauguration des locaux de la Fnac mais en plus il y avait une exposition consacrée au sculpteur français. Il y avait plein de monde, encostumé, avec des verres de champagne à la main. Nous étions, nous, avec nos têtes rasées, quelque peu originaux et un brin surannés. Cela ne nous a pas empêché d'aller fouiller les rayons, bien entendu, des verres à la main. J'étais reparti avec l'album d'Iggy Pop "Lust for life" en cassette toujours, enregistré dans cette même ville en collaboration avec Bowie en 1977 et cette année-là. Toujours pas une nouveauté.
Un peu après j'avais trouvé dans la boutique du régiment le nouvel album des Pixies "Trompe le monde". J'avais découvert quelques années auparavant le groupe et notamment "Bossanova" grâce aux Inrocks je crois. J'en étais fan. J'avais pris une cartouche de cigarettes en plus, j'avais déboursé un peu plus de 100 Francs. Les tarifs étaient plus intéressants dans cette boutique et moins élevés qu'ailleurs. Ils vendaient d'ailleurs plein de matériel électronique, et mes camarades s'en procuraient compulsivement. L'album pour le coup ne quitta plus mon walkman de tout le restant de mon séjour berlinois. Je me souviens encore l'écouter sur mon mirador, au dépôt de munitions français de Reberg à cinq ou six mètres du sol, où l'on montait par une échelle et où les vitres y étaient en verre blindé. Il y avait des impacts de balles, rappelant qu'à une certaine époque, quelques tensions existaient en pleine guerre froide (enfin c'est ce que l'on nous faisait croire) et des milliers de mecs avaient laissé des traces de leur passage dans ce lieu avec des signatures variées et des dédicaces (Christophe 08/72, Stéphane 06/77...). Il y avait de la lecture. Je suis allé deux fois dans ce dépôt pour monter la garde. 24h à chaque fois. C'était un peu tendu. Nous avions des gilets pare balle, nos famas étaient chargés à balle réelle et il y avait tant de procédures pour pénétrer dans la zone et pour en sortir. Des chiens étaient positionnés tout autour, et le major qui commandait ce dépôt était un bargeot, revenu du Liban et rescapé de l'attentat de l'ambassade française à Beyrouth au Liban en 1982. Tout un programme. Cet album, si je sais qu'il n'a jamais vraiment convaincu la critique, reste pour moi, un disque très attachant, sur lequel je projette irrémédiablement le souvenir de ces longues heures à guetter l'horizon, par faction de deux heures, sur "Alec Eiffel", "U-mass" ou "Bird dream of the Olympus Mons". Pour l'anecdote, et parce que cela participera à ne jamais oublier cet album, quand je l'ai acheté avec ma cartouche de cigarettes, j'avais payé avec ma carte bleue, à l'aide d'un sabot manuel, comme ça se pratiquait à l'époque. Je n'avais pas vérifié le ticket et le montant ajouté manuellement. C'est en rentrant plusieurs semaines après chez moi en permission, que je m'aperçus que j'étais dans le rouge financièrement, à découvert en somme. La banque avait téléphoné à mes parents pour les prévenir. En fait les gars de la boutique avait rajouté un 1 au montant de mon achat. Au lieu de prélever 100 Frs, comme je le croyais, ils avaient mis 1100 Frs. La belle affaire. Ce disque m'avait coûté une petite fortune et évidemment ce n'est pas ma maigre solde (malgré le fait qu'à l'étranger on gagnait plus et que j'étais caporal-chef à ce moment-là) qui pouvait compenser le trou. Je n'ai jamais pu récupérer mon argent, malgré des démarches multiples. La grande muette s'était faîte sourde également. L'album des Pixies portait bien son nom...
Un peu plus tard, j'investirai dans un walkman Cd. Celui à cassette commençait à rendre l'âme, depuis que je le trainais (le lycée), il avait fait son temps. Et puis je commençais à avoir pas mal d'albums dans le format numérique. J'avais d'ailleurs acheté lors d'une permission, à La Galerie du disque de Bourges l'album de Noir Désir "Du ciment sous les plaines", sorti en 90. J'étais passé complètement à côté du précédent, le hit "Veuillez rendre l'âme..." m'avait fatigué. Là je retrouvais l'énergie du premier album. Et puis il y avait une reprise des Saints "The Chameleon" tiré de "Prehistoric sounds". L'album, là aussi, occupa sans relâche mes longues attentes, dans les trains. Je me revois dans cette gare de Saint Germain des Fossés pour prendre ma correspondance vers Clermont ou Vierzon, selon les cas, avec ce disque et des titres comme "En route pour la joie", "Tu m'donnes le mal", "Si rien n'bouge"...
En semaine souvent nous sortions, le soir, en ville, avec les copains, boire des coups dans le même bar. Il s'agissait d'un petit troquet dénommé le "Sablon". Dans le "rade", il y avait un jukebox. On lançait souvent des titres, tout en picolant ou jouant au baby-foot ou les deux à la fois bien sûr. J'avais repéré un morceau qui ne m'avait pas laissé insensible. Il s'agissait de "Smells like teen spirit" de Nirvana. Je le mettais plusieurs fois dans la soirée, pour notre plus grand plaisir. C'est à cet endroit que j'ai découvert le groupe, dont je ne connaissais même pas l'existence. Ce disque était sorti un mois et demi (le 24 septembre 1991) après mon intégration dans l'armée.
Une de mes plus fameuses acquisitions durant cette période fût la compilation de Taxi Girl "84-86". J'étais pas peu fier. Je l'avais trouvé en Cd. J'avais beaucoup entendu parlé du groupe à travers mes lectures, mais je n'avais jamais réussi à tomber sur un de leurs disques (en vinyls, cassette). La belle occasion ! En fait Virgin avait édité cette compile un an plus tôt (1990). Je ne savais pas encore qu'il s'agissait de morceaux composés sur la dernière période du groupe, quand il n'était plus qu'un duo (Daniel Darc et Mirwais). Mais le choc fût grand et éternel. Le morceau "Paris" me marquera à jamais au fer blanc. J'étais sous hypnose et subjugué par la mélodie, les textes et la voix de Darc. Peut-être le début d'une forme de Rap. "Aussi belle qu'une balle" me hanta longtemps aussi, tout comme "Je suis déjà parti"... Ce qui était un peu mon cas, dans ma propre histoire sentimentale.
Voilà, les quelques disques qui matérialisent cette parenthèse (pas forcément enchantée, clin d'œil à DD) de ma vie, mais qui symbolisent particulièrement cette transition entre ma vie d'adolescent et de jeune adulte. L'armée pouvait avoir en effet dans certaines circonstances la même fonction que ces rites de passage dans des sociétés ou civilisations...
Des disques, il y en a eu peut-être d'autres, mais je ne m'en souviens plus. Et je suis passé bien sûr à côté de tout un tas comme Talk Talk et leur "Laughing Stock" (j'avais complètement lâché le groupe), Slint et leur "Spiderland", My Bloody Valentine et leur "Loveless", Jesus Lizard, Dinosaur JR, A Tribe Called Quest, Fugazi, Teenage Fanclub... Et ne parlons pas de 1992...
Avec le recul, cette année bien remplie, car trépidante de voyages, d'"actions", de rencontres, d'emmerdements, n'aura pas été une grande période de découvertes. Je n'aurai pas croisé de "passeurs" fantastiques, qui auraient pu me nourrir tout du long de musiques innovantes. Pas l'ombre d'un seul. Bien au contraire, pour une fois, c'était souvent plutôt moi qui faisait fonction. Sans trop m'en rendre compte. Je n'avais pas non plus consacré beaucoup de temps à des lectures de revues, qui auraient pu m'instruire sur ce qui sortait. Non je n'avais pas le temps de lire, tout arrivait accidentellement, dans l'urgence. Je vivais pleinement ce chamboulement, déconnecté (car l'armée c'était ça, un monde à part) de tout ce qui pouvait se passer. Ma bande-son de l'armée était finalement assez singulière et totalement inactuelle, déjà. Je m'en rends compte, désormais.
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