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Stockholm Monsters, les invisibles fondateurs...

  • kocat
  • il y a 3 minutes
  • 11 min de lecture
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Je crois que tout a commencé par un nom, et peut-être même par l’idée même d’un nom qui précède la musique, comme une ombre portée qui annonce déjà une atmosphère. Stockholm Monsters. Avant une seule note, avant l’idée d’un album introuvable, avant que je connaisse Factory Records autrement que par la mythologie qu’on lui prête aujourd’hui, avant même que je comprenne que Burnage n’était pas seulement un quartier du sud de Manchester mais aussi une matrice fragile d’où ont surgi tant de destins musicaux, il y eut ce choc de syllabes. Une forme brève, presque nordique, un éclat froid qui vibrait en moi. À cette époque, j’étais obsédé par la Suède, par Stockholm précisément, par ces villes du Nord que l’on fantasme avant de les voir. Dans Stockholm Monsters, je croyais entendre le grincement du métal sous la neige, une sorte de blancheur intérieure, une promesse d’épure et de mélancolie lumineuse.


J’ai longtemps cru que c’était ce nom qui m’avait attiré vers eux. Mais peut-être que je m’illusionne, peut-être que c’est moi qui projetais mes obsessions d’alors sur ce qui n’était, au fond, qu’une coïncidence : une fusion étrange entre "Scary Monsters" de Bowie — un disque qui avait marqué toute une génération d’adolescents — et une consonance européenne, presque urbaine, propre à évoquer les trains, les gares, les distances. Une explication presque trop simple, trop modeste, pour un nom qui m’avait semblé, à l'époque, chargé de présages.

Lorsque j’ai croisé pour la première fois la mention du groupe — dans une vieille revue, je crois, un numéro des Inrockuptibles — leur nom était perdu entre des articles plus prestigieux. Un paragraphe ténu, une allusion, presque rien. Mais ce rien-là a eu l’effet d’une fissure. Une sorte de reconnaissance immédiate, un fil tiré depuis un recoin de moi que je ne connaissais pas encore. Peut-être ce nom, tout simplement, en lien avec la Suède pour laquelle j’ai toujours eu de la fascination (un jour je vous raconterais : Charles XII, Bernadotte, la dynastie des Vasa, Gustave II…). Je savais, sans l’expliquer, que ce groupe était important. Il m’arrive souvent d’aimer les choses avant de les connaître ; parfois, c’est même la seule manière dont je peux réellement les aimer.


Mais évidemment, on ne trouvait rien. Rien dans les bacs. Rien dans les dépôts-ventes. Rien dans ces magasins où je passais des après-midis entiers à fouiller les caisses. Tout semblait indiquer que Stockholm Monsters n’avait jamais existé. Ou qu’ils avaient existé dans un monde parallèle, un monde qui ne laissait pas de traces faciles. Les albums étaient rares, trop rares : "Alma Mater" (un seul album dans leur discographie)  n’avait été vendu qu’à quelques milliers d’exemplaires (4000 il paraît, réédité ensuite par LTM). Une injustice logique, presque belle dans son absurdité. À l'époque, chercher un disque était une aventure, une enquête presque silencieuse. Je me revois, sans Internet pour tricher, avancer de semaine en semaine, guidé par un intérêt que je ne pouvais partager avec personne, comme si je poursuivais un fantôme.


Et pourtant ils avaient été là, réels, bien réels. Formés à Burnage en 1980 autour de Tony France — un chanteur dont la voix ne cherchait jamais la puissance, mais la justesse d’un sentiment brut. À ses côtés, la basse élégante et souple de Ged Duffy, une basse qui ne se contentait pas de porter les chansons mais semblait les conduire, les faire respirer, les faire avancer comme si chaque ligne mélodique éclairait le chemin. Shan Hira, batteur instinctif, presque minimaliste, dont la frappe tenait plus de la respiration que du martèlement ; et qui deviendra l’un des repères solides du groupe. Autour d’eux, une constellation mouvante : Lita Hira aux claviers, apportant des nappes synthétiques qui savaient être à la fois timides et fondatrices ; Lindsay Anderson, dont la trompette surgissait parfois comme un éclat lumineux au milieu du gris ; Karl France, John Rhodes, silhouettes mouvantes d’un groupe qui n’avançait pas selon une ligne droite mais selon une suite de glissements, de retours, d’ajustements. Rien n’était figé. Rien n’était évident. Et c’est peut-être cette instabilité qui les rendait si beaux.


Ils ont signé chez Factory, mais la Factory dont on parle aujourd’hui n’est pas celle que le groupe a connue. Nous voyons un temple, eux voyaient un chaos — un chaos magnifique, certes, mais un chaos quand même. Un lieu d’idées, de frictions, de disputes, de génies solitaires. Peter Hook (Joy Division, New Order) les a pris sous son aile, lui qui, à cette époque, savait mieux que quiconque écouter ce que les autres ignoraient. Il produisit nombre de leurs morceaux, leur donnant parfois ce grain grave et direct propre à son univers. On y sentait la sueur froide des studios, la ville qui grondait au-dehors, la tension entre mélodie et rudesse. Plus tard, certaines pistes porteront aussi la marque de Martin Hannett, ou du moins son héritage : cette brume sonore, ce halo spectral qui enveloppe les détails au lieu de les effacer.


Quand j’ai enfin mis la main sur "Alma Mater", ce n’était pas dans une bourse aux disques, ni au détour d’un carton poussiéreux. J’aurais aimé que ce soit une trouvaille physique, une de ces découvertes qui vous tombent dessus par hasard, mais la vérité est plus simple : je l’ai déniché sur internet. C’est rare, mais parfois il faut accepter que le monde numérique fasse ce que les bacs réels ne peuvent plus offrir. Le prix était dérisoire, presque indécent — ce qui m’a immédiatement donné la sensation que le vendeur ne savait pas ce qu’il avait entre les mains.

Et c’est peut-être ça qui m’a marqué : ce moment où le hasard et l’ignorance de quelqu’un d’autre deviennent votre chance. Le disque était comme neuf, absolument impeccable, presque trop parfait pour un album aussi introuvable. J’ai eu un léger pincement au cœur en ouvrant le colis, une forme de gratitude étrange, comme si cette chance me tombait dessus sans que je l’aie vraiment méritée. Même sur internet, il existe encore des trouées de hasard, des brèches dans l’économie du collectionneur, des moments où l’on tombe sur un trésor sans explication.

Je l’ai posé sur la platine le soir même. La lumière était basse, et pendant que le vinyle tournait, j’ai attendu ce premier souffle, ce premier contact du diamant avec le sillon. Rien que ce son-là m’a suffi pour comprendre que quelque chose allait se passer. Que j’avais enfin mis la main sur un disque qui, d’une manière ou d’une autre, me cherchait autant que je le cherchais.


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Ce qui frappe, dès "Terror", c’est cette dualité : une basse élégante, presque dansante, mais qui avance en biais ; une voix qui n’impose rien, mais qui trace une ligne droite dans l’intime ; une batterie qui semble hésiter entre l’urgence et la retenue. Ce n’est pas une ouverture : c’est une entrée en matière, un seuil. On dirait la ville vue depuis la fenêtre d’un bus, un matin gris, lorsque tout semble possible et impossible à la fois.

"Where I Belong" suit cette logique oblique — une chanson courte, lumineuse, mais traversée d’un courant d’air froid. Une sorte de célébration mélancolique. "Decalogue", lui, ouvre un espace plus long, presque filmique. On y avance comme dans une pièce en ruine, attiré par des éclats de synthés, par des fragments de lumière. "Winter" porte bien son nom : une saison intérieure, un gel qui se fissure de l’intérieur.

Puis arrivent "Five O'Clock" et "Life’s Two Faces", deux morceaux qui semblent dire deux vérités contradictoires. Pop et ombre, joie et lassitude. Cette capacité à jongler avec les contraires, c’est l’un des aspects que j’aime le plus chez eux. Leur musique n’a jamais été une ligne droite. Elle avançait en spirale, ou en diagonale.

Et puis "Your Uniform", fragile, presque murmurée, suivie de "E.W." dont les rythmiques semblent marcher sur des éclats (et un côté bien dansant). "To Look At Her" étire le temps, repousse les murs, hésite, respire, regimbe (et sa basse énorme, très New Wave). Enfin "Something’s Got to Give", qui ferme l’album (hommage au Velvet ?) sans vraiment le fermer : juste avant l’étiquette du centre, juste avant le silence, surgit ce phénomène que j’adore — un sillon sans fin. Une boucle perpétuelle, un battement qui ne s’arrête jamais vraiment. Un cœur qui continue à frémir, même quand l’aiguille n’a plus rien à lire. Comme si le disque refusait de finir, comme si "Alma Mater" devait continuer à vivre dans le silence, dans l’après, dans la mémoire.


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Stockholm Monsters n’a pas eu la carrière qu’ils méritaient. Mais ils ont laissé assez de traces pour qu’on puisse, en les écoutant aujourd’hui, remonter un fil invisible entre plusieurs strates de Manchester : l’ombre et la lumière, la rue et le rêve, la danse et la mélancolie. Un fil que tant d’autres, plus célèbres, n’ont fait que reprendre.

C’est cela qui me fascine encore : leur multiplicité. Stockholm Monsters n’étaient pas prisonniers d’un seul style. Ils pouvaient être Cold Wave l’instant d’avant, pop lumineuse l’instant d’après. Ils savaient glisser vers un rythme presque festif, parfois traversé de réminiscences de musiques traditionnelles — un genre d’écho presque folklorique, discret mais bien réel. Il existe chez eux un sens aigu de la danse, de la pulsation, qui annonce déjà l’explosion de la scène Madchester avant qu’elle ne devienne une caricature psychédélique.

Et ce qui frappe, rétrospectivement, c’est à quel point ce groupe discret a laissé une empreinte souterraine dans l’imaginaire musical de Manchester. The Smiths, par exemple, ne s’y sont pas trompés. Morrissey, derrière sa distance habituelle, avait reconnu l’intelligence mélodique du groupe — cette manière de transformer la grisaille quotidienne en clair-obscur vibrant, sans jamais sombrer dans l’affectation ou le dolorisme. Johnny Marr, lui, admirait surtout leur sens rythmique : ces guitares qui n’étaient jamais en démonstration, mais qui nourrissaient l’ossature des morceaux, comme si elles cherchaient moins à briller qu’à servir une tension interne, une sorte d’urgence contenue. Marr y voyait un groupe plus moderne que ce que Factory était prête à entendre, un groupe qui aurait pu — qui aurait dû — être davantage mis en avant.

Plus tard, les générations suivantes n’ont pas manqué de les redécouvrir. Noel Gallagher, dans l’un de ces moments de franchise qui le rendent attachant malgré lui, a souvent dit que Stockholm Monsters faisait partie de ces « groupes trop bons pour être célèbres », une phrase qu’il prononce presque comme un aveu : les mélodies directes, le lyrisme sans fard, ce mélange étrange de dureté et de douceur, tout cela préfigure quelque chose de très mancunien qu’il a lui-même hérité. Une manière de croire qu’un refrain peut encore sauver une vie, ou au moins une soirée.

Et il suffit d’écouter certains titres des Stone Roses pour comprendre que l’héritage de Stockholm Monsters imprègne encore la ville. Ces montées discrètes, ces guitares en arabesques, ce goût du groove sans ostentation… Il y a dans la période "pré-spiritualisée" des Roses — avant les roses psychédéliques, avant la mythologie — une parenté directe avec la façon dont Stockholm Monsters faisaient vibrer les angles morts du Post-Punk. Comme si Ian Brown et John Squire avaient été marqués, consciemment ou non, par cette manière de concilier la rudesse des cités, l’élan pop et une forme d’élégance mélodique qui n’appartenait qu’à eux.


Leurs singles — "Fairy Tales", "Happy Ever After", "Partyline", "Miss Moonlight" — montrent ce visage plus rapide, plus nerveux, plus direct. On y sent un désir d’évasion, un éclat de fête, une forme d’urgence joyeuse qui contraste avec les ombres plus intérieures d’"Alma Mater". Rien n’est figé. Tout varie. Tout respire.


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L’esthétique a toujours compté. La pochette conçue par Trevor Johnson — lignes brisées, géométrie élégante, typographie frappante — porte en elle un héritage clair : celui de Malcolm Garrett, dont le travail pour Magazine, Duran Duran ou Simple Minds a défini une part du langage visuel des années 80. Les rééditions LTM, sous la houlette de James Nice, ont prolongé ce geste : hommage subtil, clin d’œil pour initiés, respect d’une identité graphique qui faisait partie de l’ADN du groupe.


Lorsque LTM Recordings (Les Temps Modernes) a réédité leurs œuvres — notamment "All at Once (Singles 1981-1987)" — ce fut pour moi comme retrouver des pièces d’un puzzle que je croyais inachevable. Pendant des années, Stockholm Monsters avait été un territoire fragmenté : des morceaux entendus à moitié, des faces B récupérées sur des cassettes fatiguées, des rumeurs de sessions jamais vraiment vérifiées, des pressages trop chers ou trop abîmés pour être véritablement écoutés. On avançait dans leur discographie comme on explore un grenier, en espérant tomber sur un trésor, mais en se préparant toujours à la déception. Et puis, soudain, tout a pris forme.

Car LTM n’a pas simplement réédité leurs disques. Le label — et plus précisément James Nice — a travaillé comme un archéologue de l’ombre, avec une patience et une rigueur qui forcent l’admiration. Ses recherches tenaient presque de la science forensique : exhumer les bandes originales, nettoyer les pistes, retrouver les dates exactes des sessions, identifier qui jouait quoi, sur quel équipement, dans quelles conditions, et surtout restituer ce qui avait été perdu dans les approximations de l’époque. On ne mesure pas à quel point ce travail est un geste d’amour, surtout pour un groupe que la plupart du monde avait oublié avant même qu’il n’ait existé réellement.

Les livrets qu’il a rédigés sont à eux seuls des pièces d'histoire : des notes d’une précision presque maniaque, mais toujours animées d’un profond respect. Nice ne se contente pas de contextualiser ; il redonne chair, il redonne souffle. Il raconte les tensions, les errements, les fulgurances. Il replace Stockholm Monsters dans la cartographie mouvante de Manchester, non pas comme une note de bas de page, mais comme un chapitre essentiel, un point de bascule discret mais déterminant. En lisant ses textes, on a parfois l’impression d’entrer dans l’atelier même du groupe, d’entendre les conversations derrière les portes du studio, de comprendre ces choix de production qui avaient semblé, pendant des années, presque ésotériques.


Et puis il y eut les raretés "The Last One Back (Archive 1980-1987)". Ces morceaux qu’on croyait disparus — versions alternatives, démos, captations confidentielles — ont ressurgi avec une clarté presque troublante. C’était comme si la poussière du temps avait été soufflée, comme si les chansons retrouvaient leur couleur d’origine. Il y avait quelque chose de profondément émouvant à découvrir tout cela proprement, sans la fatigue des vinyles trop joués, sans le souffle des cassettes copiées dix fois. Comme si enfin, après tant d’années de frustration silencieuse, on pouvait écouter Stockholm Monsters tels qu’ils auraient dû être entendus dès le début.

Ces rééditions ont refermé un cercle. Pas pour clôturer une histoire — aucune histoire musicale ne se clôt vraiment — mais pour lui offrir un écrin. Un espace où respirer. Où la musique retrouve sa verticalité, sa densité, sa vérité. Grâce à ce travail archéologique absolument magnifique, Stockholm Monsters ne sont plus seulement un souvenir, une intuition ou une obsession personnelle : ils existent pleinement, à nouveau, avec toute l’ampleur qu’ils méritent.


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Aimer Stockholm Monsters, c’est entrer dans une forme de solitude — pas une solitude triste ou dramatique, mais une solitude d’écoute, presque logique, qui vient du fait que peu de gens connaissent ce groupe. Il n’y a pas de discussions spontanées, pas de références partagées, pas de "souvenirs collectifs" comme avec les groupes plus célèbres. On est un peu seul avec eux, et cela crée une relation particulière : on les écoute pour soi, sans chercher l’approbation de personne, sans appartenir à aucun cercle. Ce n’est pas un isolement ; c’est une manière simple et directe de se relier à une musique qui semble s’adresser à vous sans intermédiaire.

Cette discrétion fait aussi partie de leur charme. Ils ne sont pas un étendard, pas un symbole, pas un mythe, juste un groupe qui n’a pas eu la place qu’il méritait. Et c’est peut-être pour cela qu’ils comptent autant : leur musique ne s’impose jamais, elle accompagne. Elle offre un espace calme où l’on peut revenir, quelque chose de stable dans un monde qui change.

Je crois que c’est pour cette raison que je leur reste fidèle. Ils n’ont pas besoin de reconnaissance massive pour exister ; ils existent dans les trajectoires individuelles, dans les parcours intimes. Et dans le mien, ils occupent une place précise : celle des choses que l’on adopte sans bruit, que l’on garde longtemps, et qui finissent par devenir un repère discret mais essentiel.



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